Faut-il se désoler de vivre dans le temps ?

Le temps désigne l’écoulement de l’existence, caractérisé par la génération et de la dégénération. Le temps est ainsi interprété comme la conscience de la finitude. La fatalité de la mort est un sort qui nous attriste, et même au cours de notre vie, rien ne dure éternellement. Il y a donc en nous un mélange de regret et d’impuissance. Mais alors faut-il se désoler de vivre dans le temps ? Et pourtant, le temps est une fiction inventée par l’esprit humain : seul le changement observé sur les objets concrets prouve que le temps a passé.  Mais dans la réalité profonde de notre conscience, nous faisons face à un paradoxe : pour vivre il faut certainement penser la finitude ; or, sans l’idée de la mort, c’est-à-dire de la perdre dans le temps, il n’y pas de motivation. L’angoisse de la mort nous apporte-t-il quelque chose dans la vie ? Pour dénouer ce problème, il faut voir en premier lieu en quoi l’idée de l’écoulement du temps nous attriste intérieurement. Toutefois, nous verrons dans un second lieu que cela peut être vu autrement et qu’on peut vivre avec sans s’en alourdir la conscience, voir aimer y vivre.

I. La conscience de la finitude nous dévoile le néant

A. Le corps subit le changement à travers le temps

Dans son écoulement, le temps nous montre l’expérience de la finitude. Tant que nous avons conscience de notre corps, cela signifie que nous sommes encore vivants. Mais cela ne nous empêche pas pour autant d’avoir une pensée pour la mort, tout en sachant que nous ne vivrons jamais cette expérience. La mort n’est-elle alors qu’une réalité psychique qui crée en nous une angoisse ? Mais cette possibilité ne vise-t-elle pas le corps pour l’essentiel ? L’homme ayant conscience de son existence ne peut qu’envisager la mort avec angoisse. « La peur de la mort qui est naturelle à tous les hommes, et fût-ce au plus sage, n’est pas un frémissement d’horreur devant le fait de périr, mais comme le dit justement Montaigne, devant la pensée d’avoir péri », fait constater Kant dans Anthropologie du point de vue pragmatique. Au niveau du corps, la vie et la mort ne sont pas en soi bien ou mal, à part la maladie et la douleur qu’il subit de temps à autre. C’est plutôt l’idée de finitude et de désagrégation qui projettent cette angoisse, ce qui s’apparente au néant.

B. Nos richesses et nos valeurs se dissipent

Le temps est irréversible, mais pour être juste dans les mots, ce sont le cours des événements qui le sont. Nous ne pouvons modifier notre passé car pour cela il faille restructurer un passé point par point identique à lui-même. Nous ne pouvons alors que nous attrister pour cette impuissance et demeurer dans une mémoire nostalgique. Mais encore, même la conservation par la mémoire ne peut pas empêcher l’anéantissement de la matière, qui est autant fragile que ses impressions (que cela soit sur des éléments organiques de notre corps ou conservé dans des supports artificiels). D’où on se lamente de l’effacement de nos précieux souvenirs. Pierre Janet, dans L’évolution de la mémoire et de l’évolution du temps, a souligné l’importance de la mémoire chez l’homme selon ces termes : « Se souvenir, pour un homme isolé, est inutile, et Robinson dans son île, n’a pas besoin de faire un journal. S’il fait un journal, c’est parce qu’il s’attend à retourner parmi les hommes ». Des civilisations dont on n’en garde que des mythes comme le grand Troie, peuvent se perdre complètement avec leurs chanteurs. Il s’ensuit que la richesse culturelle est vaine. Les hommes dans leur nature destructrice accélèrent d’ailleurs cette inexorabilité. On aura perdu en l’espace d’un jour des monuments qui auront conservé des siècles d’histoire et de savoirs, comme la bibliothèque d’Alexandrie.

Il paraît donc légitime de se désoler de vivre dans cette vaine existence où tout tend à mourir et dont on a l’impuissance de modifier le passé et de conserver ce qui nous est chère. Si l’écoulement du temps semble réel dans son expérience sensible, ce qu’on en fait virtuellement est-elle objectif ?

II. Le temps peut s’apprécier autrement

A. L’appréciation du temps peut être relativement positive

Si le temps renvoie nécessairement à l’expérience du changement, la manière d’idéaliser le temps est une question reflétant sa réalité affective. Si le temps s’apprécie par le sentiment de la finitude, celle-ci rend justement la vie précieuse. Imaginons les dieux immortels qui sont dépouillés de toute émotion, dans l’ennui de leur éternité. On ne saurait imaginer une vie sans nos hormones, or sans l’instinct de conservation de la vie, celles-ci n’auraient pu exister, de même que s’exciter. De plus, l’écoulement du temps permet la création, or un monde de l’être sans devenir, où tout se fige, est insipide. La beauté de la vie est celle de la contemplation et l’expérience de l’originalité des diverses créations. Certainement, l’homme apprécie la stabilité mais pas au prix de la monotonie, la stabilité s’apprécie face au chaos, et le chaos face à la stabilité, mais jamais dans le simple absolu de l’un des deux. C’est que notre tragédie est, reprenons l’analogie de Nietzsche, celle d’Apollon qui représente l’ordre, et de Dionysos le chaos, qui luttent continuellement. Dans La volonté de puissance, le philosophe définit : « Le mot « dionysiaque » exprime le besoin de l’unité, tout ce qui dépasse la personnalité, la réalité quotidienne, la société, la réalité, l’abîme de l’éphémère, une affirmation extasiée de l’existence dans son ensemble »

B. Le temps n’est rien en soi et tout pour nous

Remarquons enfin que le temps n’est en soi rien, il n’est pas une entité propre qui aurait une finalité. Paradoxalement, il est vu comme l’écoulement éternel du changement, or la raison d’être d’une chose est toujours et déjà soumise au temps éphémère. Le temps est neutre et passif, et s’il est pour nous le sentiment de l’existence, en dehors d’une conscience, il n’est rien objectivement que l’ensemble du mouvement des êtres. Il s’ensuit qu’on est responsable du sens qu’on lui attribue. D’une part, nous pouvons voir à travers le temps la seule finitude, préparons-nous au nihilisme, à la vision d’un monde où tout, pour le néant, est vain. Et d’autre part, il recèle également le potentiel infini de l’existence, soit de notre transcendance dans l’ouvrage de notre devenir, nous embrasserons la vie dans toute sa vitalité créatrice. Pour voir les choses du bon côté, nous nous alignons volontiers à ce qu’a dit Leibniz, dans De l’origine radicale des choses : « La possibilité est le principe de l’essence, la perfection est le principe de l’existence ».

En somme, le temps est représenté par notre conscience sous l’aspect de la finitude. Dès lors, nous sommes attristés par cette existence. On ne peut blâmer cet être conscient qu’est l’homme, où la destruction est non seulement constamment présente en dehors de lui, mais aussi en lui-même. Le temps est par ailleurs le signe de l’irréversible. Tout ce qui s’écoule dans le passé est en dehors de notre pouvoir, et même notre mémoire n’est pas capable de graver l’écoulement des choses. Mais en y réfléchissant profondément, la conception du temps peut très bien revêtir l’étoffe du nihilisme. L’idée de finitude est aussi ce qui est justement nécessaire à la vie pour être appréciée dans sa fragilité qui donne toute son émotivité. De plus, le changement suggère la créativité qui s’opère continuellement dans le temps. Une créativité qui ne peut que donner goût à la vie. Cette appréciation se fait dans l’œuvre d’une dialectique entre l’ordre et le chaos, et non l’hégémonie de l’un ou de l’autre. Ainsi, nous pouvons dire que le temps n’est rien en soi, il est la condition de tout ce qu’un être conscient peut concevoir à travers des valeurs qui donnent sens à son existence.

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