La démonstration met-elle fin à toute discussion ?
Introduction
Science et opinion, vérité et illusion, authenticité ou erreur sont autant d’antinomies qui portent à confusion les esprits habitués par des notions jugées comme éternellement valides. En scrutant profondément les sources de dilemme entre deux protagonistes, le problème ne réside point dans la difficulté de l’objet, mais plutôt à cause des dispositions des individus non exercés à recevoir un vrai discours scientifique. En dehors de la scientificité, la compréhension du monde se présente à travers toute sorte de systèmes qui se valent les unes que les autres, et ne souffre d’aucune agitation de la part des idéaux et courants de pensée dominants. Mais s’il existe une charnière entre ces deux positions théoriques, ce sera celle de la philosophie, sans oublier la science, puisque à fortiori la philosophie a toujours été considérée comme la reine des sciences. Ainsi, la démonstration est ce qui découle d’un langage rationnel, une pratique par laquelle la science et la philosophie se démarquent vis-à-vis des autres disciplines. Au nom de la raison, la démonstration scientifique déploie une capacité de persuasion qui se concorde avec l’entendement humain, sachant que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagé » selon la célèbre formule de Descartes. Puisque tout objet est soumis au même pied d’égalité devant la raison, cette dernière n’échappe pas non plus à ses propres principes. La force de la démonstration scientifique procure-t-elle une suprématie inébranlable face à un autre discours ou système quelconque ? Y aurait-il une place pour les constructions non scientifiques dans un domaine où la raison est l’unique unité de mesure de la vérité ? Force est de constater que la science prévaut en tant que détenteur et source de la vérité à travers la démonstration qu’elle déploie. Cependant, la méthode démonstrative de la science devient l’objet des critiques sournoises de la part des esprits non initiés dans les discours rationnels. Tout compte fait, tous les efforts qui visent à détrôner la démonstration scientifique recherchent la vérité, ce qui éternisera les discussions tant que les disciplines non scientifiques voudraient faire prévaloir leur système et leurs schèmes de pensée.
I. Une démonstration se dévoile à travers un discours scientifique
Depuis la Révolution copernicienne qui a fait bourgeonner ce que sera la véritable démarche scientifique, rendant désuet le système de Ptolémée et les tentatives d’explication des préscientifiques de l’Antiquité, la démonstration scientifique s’est dotée de son propre langage qui est la mathématique. Ce sont les sciences expérimentales, c’est-à-dire celles qui ont pour objet la nature et le monde physique, qui empruntent le raisonnement hypothético-déductif, afin de donner un contenu au concept, et de conceptualiser le concret. Les formes pures des mathématiques retrouveront désormais leur place et leur signification dans l’élaboration des lois scientifiques. Robert Blanché, dans son ouvrage L’Axiomatique, montre clairement cette fusion de la pensée rationnelle et de son objet : « Pas plus que de contenu informe, nous ne connaissons de forme pure. Il peut y avoir un vide de pensée, il ne saurait y avoir de pensée vide ». Ainsi, la démonstration mathématique, qui est la ligne directrice pour mener vers le vrai en science, tire ses principes de la raison, c’est-à-dire des axiomes qui ne sauraient être démontrés à leur tour. La philosophie emprunte les mêmes principes dans sa démonstration, en se penchant plus vers la logique qui est définie par Kant comme « science des lois nécessaires de la pensée, sans lesquels il ne peut y avoir aucun usage de l’entendement et de la raison » dans son ouvrage Logique. A travers le syllogisme aristotélicien, ou encore les principes d’identité, de non-contradiction et de tiers exclu de Leibniz, ces formes pures de la raison peuvent recevoir n’importe quel contenu tout en conservant leur vérité. La démonstration consiste alors à entrainer son interlocuteur dans la même démarche de la pensée rationnelle. La science prévaudra devant tout autre discours qui ne disposerait donc pas de la même rigueur.
Certes, le mode opératoire de la pensée est forgé dans le même moule qui est universellement accepté, ce qui permet à tout un chacun de valider ou de réfuter un raisonnement. Quant au choix de recueillir cette vérité à l’intérieur de sa subjectivité, il parait compliqué de faire abstraction des réalités qui se comprennent à travers d’autres formes de rationalité.
II. La science devient discutable devant un esprit non-éclairé
A première vue, la démonstration scientifique ne dispose pas de concurrente directe. Toutefois, il existe d’autres systèmes de pensées par d’autres langages qui n’entrent pas en interférence avec la légitimité de la science ainsi que de la philosophie. Par exemple, quel argument pourrait avancer le philosophe devant un esprit tordu qui se complait dans son illusion ? En effet, cet état d’esprit est alimenté, d’une part, par une erreur de perception, et d’autre part, par une volonté intérieure à se renfermer dans le tort. Ainsi, les deux cas de figure sont autant valables et se complètent. « Une illusion n’est pas la même chose qu’une erreur. Ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivé des désirs humains ». A travers ce bref passage tiré de L’avenir de l’illusion, Freud expose la complexité de ce concept. Transposé dans la discussion sur la démonstration, une personne pleine d’illusion prendra une position plutôt rigide et refusera d’admettre l’errance de son raisonnement. L’illusion se distingue de la croyance, qui est l’acceptation de l’objet épurée de toute démonstration. Elle présente une manière occulte à se dissimuler vis-à-vis de l’esprit, à se suffire de son silence pour ne formuler aucun discours à son propos. « La croyance désigne quelque disposition involontaire à accepter soit une doctrine, soit un jugement, soit un fait », disait Alain dans Définitions. A ce stade, la vérité de l’objet ne se dévoile pas, car l’objet se tait, il se montre tout simplement, ce qui suscite des discussions intarissables sur son sujet. L’homme peut également, par sa propre initiative, se pencher vers le scepticisme, ce qui provient de sa conviction profonde selon laquelle l’acte de connaitre est impossible, et que la vérité n’existe pas. Bien que cette disposition intellectuelle ne rejette pas pour autant les démonstrations dans sa forme pure, le sceptique refuse d’y attribuer un contenu, de sorte que l’objet lui-même est inaccessible à la pensée. La démonstration devient alors impuissante devant le doute, elle sera incapable de poursuivre une discussion de manière intelligible.
Si l’esprit humain peut se manifester par autant de possibilités d’argumentations qui échappent à la scientificité, la démonstration devra s’identifier par rapport à sa finalité qui est d’énoncer un discours vrai, et dans la même foulée de dégager par ses propres moyens les limites aux discours non scientifiques qui selon elle, seraient proie à l’erreur.
III. Les concurrents de la science veulent détenir le flambeau de la vérité
La présente tâche consiste, non plus à rafraîchir la liste des disciplines qui peuvent se valoir comme crédible, mais plutôt à considérer chaque démarche dans sa particularité. En tout cas, la notion de vérité demeure un repère majeur pour redéfinir la démonstration scientifique, mais également pour mieux assigner ce terme dans chaque discours qui se présente. « La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne peut être que le système scientifique de cette vérité ». Cette citation de Hegel dans la préface de la Phénoménologie de l’esprit situe le domaine dans lequel le mot vérité doit être compris, sachant que le système scientifique reflète ici le recours à la démonstration. En effet, une discussion se poursuivra aussi longtemps que la vérité ne serait admise par les deux interlocuteurs : le problème à résoudre serait plutôt la recherche de la vérité. Si un individu s’aventure à déclarer que la vérité ne se démontre pas, mais se vit et s’expérimente, c’est-à-dire évident, il sera tout simplement hors du champ d’investigation de la science. La pensée de Nietzsche trouve alors ici tout son sens : « L’essence de la vérité, c’est cette appréciation : « Je crois que ceci ou cela est ainsi ». Ce qui s’exprime dans ce jugement, ce sont des conditions nécessaires à notre conservation et à notre croissance» qu’il avait citée dans La Volonté de puissance. Outre la démonstration, existe-t-il alors une autre forme par laquelle la vérité pourrait se présenter ? Nous répondrons par l’affirmatif si elle est appréhendée dans son sens courant et même selon un abus de langage. Toutefois, la démarche scientifique, avec les processus d’expérimentation et de théorisation qu’elle inclut, ne peut pas se prévaloir comme au-dessus de tout autre discours, bien qu’elle soit par définition, la source de la vérité. La critique que l’on pourrait lui attribuer se situe dans le déterminisme, qui n’est autre qu’une croyance à la science et aux méthodes appliquées dans cette discipline. Autrement dit, une démonstration scientifique est susceptible d’être critiquée par une autre, si et seulement si la nouvelle théorisation s’inscrit dans la même discipline. Donc, une vérité scientifique demeure encore discutable et non absolue.
Conclusion
Pour conclure, il n’y a de démonstration que scientifique, et il n’y a de vérité que par la démonstration. Une discussion de part et d’autre pour la recherche de la vérité ne pourra évincer la rationalité que la science et la philosophie renferment. Néanmoins, cette méthode scientifique par excellence n’a pas le pouvoir d’annihiler les autres formes de discours et systèmes de pensée qui acceptent avec facilité la notion de vérité. Ainsi, la raison coexiste avec d’autres entités qui réclament des vérités selon leur propre disposition, ce qui suscite l’ouverture d’une discussion, et c’est un comportement naturel à la science de se remettre en question, étant donné qu’elle ne peut se prétendre par elle-même à une vérité immuable. En d’autres termes, réfuter une démonstration à l’intérieur de la discipline scientifique est chose courante, car cela ferait fructifier la science et permet à la pensée de se dépasser. Une confrontation avec une discipline quelconque marquera seulement cette différence entre ce qui est scientifique de ce qui ne l’est point, il s’agit entre autres de notions qui échappent à une preuve par démonstration et qui nourrissent des discussions interminables. Qu’est-ce-qui est alors plus important pour l’homme : découvrir la vérité ou demeurer à tout prix scientifique ?