La politique a-t-elle affaire à l’idéal ou au réel ?
Dans sa définition classique grecque, la politique signifie organisation de la cité, il s’agit de la faire suivre un ordre cosmique, c’est-à-dire un ordre qui suit le modèle harmonieux de l’univers. Or, nous remarquerons que l’élément principal de la cité est cet être mu par des volitions, parfois contingentes, qu’est l’homme. Cette double nature pose donc problème pour les théoriciens de la politique qui tentent de saisir une rationalité de la cité. A contrario, les penseurs de la politique moderne semblent fonder en elle une science qui connaitrait et saurait gérer la nature humaine. Mais l’ambition d’un tel réalisme bute au problème de la testabilité expérimentale. A l’égard de ces deux voies on se demandera alors si la politique à affaire à l’idéal ou au réel. Toutefois, ces deux réalités ne se rencontrent-elles pas chez le problème et la fin fondamentale même de la politique qu’est l’homme ? Comment alors concilier la nature ambivalente de l’homme et la rationalité tant souhaitée au gouvernement de la cité ? Nous verrons dans une première partie pourquoi l’affaire politique hésite entre ces deux conceptions, néanmoins en deuxième partie nous verrons aussi en quoi elle en est une synthèse de ces deux antipodes.
I. La politique tendue entre l’idéalisme et le réalisme
A. La politique est l’harmonisation idéale de la cité
Dans ses débuts, la philosophie politique est la réflexion qui porte sur la question : à qui l’organisation de la cité devrait-elle être attribuée. Pour Platon, un des premiers penseurs politiques dont les écrits nous sont parvenus, la politique a pour but de réaliser une cité juste par l’harmonisation des éléments multiples qui la composent. A cet égard, il propose de l’organiser d’une manière idéale qui ne répondrait que de l’ordre du Bien, une harmonie entre les trois espèces de l’âme que sont l’intellect, l’ardeur et le désir. Toutefois, l’intellect doit primer entre ces trois, car celui-ci a accès au monde stable des formes intelligibles, une réalité implicite des formes parfaite à atteindre. Dans son œuvre Phédon, le philosophe donne cette illustration : « lorsqu’une âme et un corps sont ensemble, la nature prescrit à l’un d’être asservi et commandé, à l’autre de commander et de diriger. Sous ce nouveau rapport, lequel des deux, à ton avis, est semblable à ce qui est divin, et lequel à ce qui est mortel ? ». Donc, la cité est l’espace dans lequel se réalise la dialectique, c’est-à-dire un lieu de lutte entre les contradictions pour atteindre une synthèse, où doit s’incarner cet ordre. En fait, la politique idéaliste entre autres croit en la perfectibilité de l’homme à tendre vers le rationnel. Il y a donc une universalité du bon sens que chaque homme sait reconnaitre tant qu’il maitrise sa raison. Comparé aux faits historiques, l’idéalisme politique de Platon montre bien son caractère utopique lorsque celui-ci tenta maintes fois, sans succès, de le prescrire aux tyrans de Syracuse.
B. La politique est la science du gouvernement par la connaissance de la nature humaine
Peut-être qu’il faudrait un brin de réalisme dans son étude de la nature humaine, à l’instar de l’examen machiavélique. Machiavel dans son livre le Prince montre, selon ses détracteurs, d’une façon non moins scandaleuse les préceptes immoraux tapissés dans les jeux du pouvoir politique. Pour Machiavel, la politique comme arto dello stato, l’art d’acquérir et de conserver le pouvoir, a affaire aux réalités des passions humaines que sont notamment l’avidité, la crainte, l’amour de la gloire, l’admiration et la colère. Ainsi, pour bien gouverner, le Prince doit savoir manipuler à bon escient ces forces de persuasion, quitte à transgresser la morale. Pour bien user de la crainte comme moyens politique, par exemple, il faut rendre publiques certaines exécutions violentes afin d’asseoir son autorité, car Machiavel croit que « celui qui contrôle la peur des gens devient le maitre de leur âme ». Malgré les nombreuses critiques à l’égard d’un certain danger de la vulgarisation des préceptes du père de la science politique, il faut reconnaitre à sa vision une tentative d’examen objectif de la réalité politique de son temps, et non une projection idéale faisant abstraction des vices cachés des hommes.
Nous nous retrouvons donc face à deux conceptions acceptables, mais contradictoires, de l’affaire politique. Toutefois, s’incliner radicalement vers l’un ou l’autre serait manquer une vision totale de l’homme en tant qu’être existentiel, autant mue par ses passions concrètes que ses idéaux utopiques.
II. La politique comme science humaine, synthèse de l’idéal et du concret
A. La politique est la science des idéologies
Étant la charnière entre l’idéal et le concret, la politique c’est aussi une affaire d’idéologie, car « il s’agit maintenant de le [le monde] transformer » ordonna Karl Marx. On remarquera entre la contemplation théorique platonicienne et l’observation pragmatique de Machiavel, une synthèse de la politique comme science des idées incarnées, et donc pratique. Une idéologie est un système de valeurs formulées en principes, et dont l’objectif est l’élaboration d’un certain ordre social et aussi la pratique des méthodes pour atteindre celui-ci. En politique, l’objectif idéologique est de rechercher la meilleure forme de gouvernement. Nous remarquerons d’abord que les idéaux, en tant que valeurs, mènent le monde des hommes. Ces derniers peuvent mourir dans d’atroces souffrances pour des principes qu’ils pensent transcender leurs vies. C’est ce qu’enseigne si bien d’ailleurs la philosophie, selon cette pensée de Spinoza : « je laisse chacun vivre selon sa complexion, et je consens que ceux qui le veulent, meurent pour ce qu’ils croient être leur bien, pourvu qu’il me soit permis à moi de vivre pour la vérité ». Il ne faut pas oublier que les individus sont d’abord des êtres existentiels qui sont toujours ouverts à la motivation d’un sens, à valoriser leur existence. La tâche de la politique est aussi d’offrir aux hommes un espace de volition où chaque individu peut s’accomplir, il ne s’agit pas de gérer passivement une vie d’ensemble pacifique, mais aussi d’animer leur âme à aimer cette vie.
B. La politique doit être conduite dans l’éthique.
Toutefois, nourrir les hommes d’idéologies sans les éduquer à la réflexion éthique, une réflexion qui transcende et évalue une morale, ne serait que ruine de l’âme. Basée sur la conscience morale, toute voie idéologique doit être éclairée. Pour ce faire, la politique doit faire de l’État un forum d’échange et de discussion. C’est notamment la vision de Kant et d’Habermas dans l’idée d’espace publique, entre citoyens-citoyens et entre peuple-gouvernement, pour voir quels sont ses problèmes actuels et à quel futur nous aspirons. L’État, en ce sens, placera l’individu indirectement comme un acteur autonome, un être responsable capable de se diriger lui-même. En d’autres termes, Kant disait dans le Fondement des métaphysiques de mœurs : « les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi ». Par conséquent, le citoyen ne sera plus un instrument mu par la politique politicienne, celle qui ne vise que l’intérêt des hommes de pouvoir.
Ainsi, nous étions arrivés à centrer la problématique concernant la politique sur la nature de l’homme en tant qu’être de l’idéal et du concret. A cet égard, nous avons vu d’une part le côté idéaliste de la politique qui veut fonder une cité perfectible à un certain idéal, mais qui pourtant risque d’être utopique quand elle néglige la réalité actuelle des tensions des intérêts et des désirs de l’homme. À cet effet, d’autre part, son côté réaliste lui prescrit d’avoir une vision objective de l’homme, comme l’examen de Machiavel qui se concentre sur la manipulation des passions et de l’immoralité de l’homme, afin de mieux gérer l’État. Toutefois, la politique en tant que science humaine, retrouve une synthèse de ces deux extrémités et aboutit de fait à l’émergence d’une idéologie, car celle-ci est à la fois théorique, donc fondée sur des principes rationnels et moraux, et pratiques, mobilisant la volonté humaine à participer à la vie de son État. En définitive, la mobilisation idéologique doit être en accord à la nature autonome de l’homme, au risque de transformer celui-ci en simple outil dogmatique. Il faut que l’État promulgue la communication entre ses acteurs, entre les citoyens et entre le peuple et le gouvernement. La politique est donc une dialectique entre la réalité actuelle de l’homme et ses aspirations du futur.