La politique est-elle une science ?
Une question plutôt curieuse dans la mesure où l’on peut déjà se demander une science de quoi. Si, étymologiquement, la politique renvoie à l’idée de « cité » par le mot grec « polis », il est déjà difficile d’entrevoir la teneur d’une telle science quand on pense au mot « homme ». C’est par cet aspect spirituel de l’homme que la cité s’est formée, et si la politique est l’art de gouverner cette cité, celle-ci n’est pas un cirque d’animaux que l’on pourrait domestiquer à coups de fouet, c’est un territoire aux entités rebelles, machiavéliques, bornées. Comment une science pourrait se fonder avec déterminisme dans un milieu aux potentiels contingents ? Pour résoudre ce problème, on va voir en premier lieu en quoi la politique ne peut revendiquer un objectivisme scientifique, et en second lieu, on va voir, à travers sa réalité historique, qu’elle peut déterminer la nature fondamentale de l’homme qui lui permettra de d’accéder au titre de science humaine.
I. Il n’y a pas d’objectivité scientifique en politique
A. La politique ne peut établir un déterminisme objectif
L’observation de la sphère politique pose des difficultés lorsqu’on essaie de dégager une forme d’objectivité. D’abord, le phénomène de l’État est composé d’une multiplicité d’éléments, de fonctions et de forces qui interagissent sans manifester des liens causaux nécessaires entre eux. L’économie qui est une branche principale de l’État, fonctionne séparément de la tradition culturelle, et pourtant les exceptions à cette règle ne sont pas rares. On remarque notamment qu’au Japon, les traditions se conjuguent régulièrement aux activités économiques et font partie de l’essor de cette dernière. On pourrait en déduire que les rapports du progrès technique et de l’essor économique n’offrent pas de formules définitives en matière de productivité. La politique fordiste a montré que malgré des réductions progressives de la pénibilité du travail, tôt ou tard la machine humaine a été lésée de ses motivations. Les périodes de dépression dues aux conditions de travail de plus en plus aliénantes sont des faits courants. Malheureusement, l’idée que les hommes viendraient un jour à compromettre leur confort matériel dans le désir d’un retour à des conditions primitives ne semble pas politiquement viable. Jean Jaurès décrit cette inévitable situation comme suit : « La vie avait empreint ses formes dans les esprits, l’habitude les y avait fixées ; le système social avait façonné ces hommes, il était en eux, il était, en quelque façon, devenu leur substance même, et ils ne se révoltaient pas contre la réalité, parce qu’ils se confondaient avec elle ».
B. Les théories politiques ne sont pas vérifiables objectivement
En ce qui concerne les statistiques, si elles sont de puissants outils d’analyse, notamment lors des sondages pré-électoraux concernant l’idéologie populaire, elles ne sont pas de même calibre objectif que la méthode expérimentale qui saisit un objet aux déterminismes naturels fixes. En effet, on peut faire parler les chiffres de manière à y constater des régularités ou des irrégularités générales, mais les sondages d’où elles sont tirées ne sont pas d’une honnêteté sans faille. Il faut considérer la mauvaise foi humaine, les changements de perspectives post électorales, les influences médiatiques et toute volition existentielle. En fait, l’étude politique est essentiellement herméneutique, c’est-à-dire qu’elle tire des théories interprétatives des textes jugés pertinents (textes historiques, articles médiatiques, articles académiques). Or, on ne peut vérifier expérimentalement les interprétations politiques à titre d’hypothèse dans la teneur titanesque de tous les éléments à analyser, car cela demanderait d’observer un État entier dans ses moindres détails en le ralentissant temporairement au loisir d’une longue et patiente étude rigoureuse.« Les preuves sont œuvre d’homme ; l’univers du moins est de qu’il est », constate Alain. Ainsi, le critère de réfutabilité est d’autant plus impossible, ce qui pourtant fait l’essentiel d’un savoir scientifique.
On a pu comprendre que le manque de critères objectifs dans l’idée de nécessité rend difficile la tâche d’établir la politique en tant que science. On se demandera pourtant que si un savoir politique est surtout d’ordre idéologique, ne fonctionne-t-il pas ?
II. La politique est une science des idées pratiques
A. La politique est une analyse des comportements humains pour mieux les gérer
On parle souvent de Machiavel et de Thomas Hobbes comme les pères fondateurs de la pensée politique moderne. Ce qui donne le caractère de modernité à leur philosophie est l’effort d’objectivité dans l’analyse des jeux d’un pouvoir fondé entre les mains d’hommes, et non plus d’origine divine. Cela renvoie au concept de l’institutionnalisation du pouvoir d’origine purement humaine. L’enjeu de cette perspective est de considérer que l’homme n’est pas un être aux comportements absolument contingents, l’homme est mû par des désirs, des raisons, des sentiments. Pour Machiavel, l’essentiel est de comprendre la nature humaine afin de mieux le gouverner. Et, si le propre d’une science est de rechercher des relations causales immuables, alors l’observation du comportement humain montre que nos actes n’en sont pas dénués. Pour cela, la science politique travaille étroitement avec la psychologie pour déterminer l’essentiel du psyché humain, mais aussi avec l’anthropologie et la sociologie pour étudier le concept de structure culturelle. Mais encore, afin de mieux déterminer les « habitus » collectifs, c’est-à-dire les dispositions d’esprit durables et structurées, Bourdieu fait référence aux« produits de l’histoire collective » et structurante prêts à opérer dans des champs sociaux
B. « Il s’agit maintenant de le [le monde] transformer » ordonna Karl Marx.
Mais ce n’est pas tout, car la politique c’est aussi une affaire d’idéologie. On remarquera que la force d’une science se trouve dans ses applications techniques, or la politique est aussi une science des idées incarnées, et donc pratique, comme le manifeste l’histoire des grandes civilisations. Une idéologie est un système de valeur formulé en principes, dont l’objectif est un certain ordre social et concernant aussi les méthodes pour atteindre celui-ci. En politique, l’objectif idéologique est de rechercher la meilleure forme de gouvernement. Max Weber explicite clairement son point de vue sur ce sujet : « Il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». La tâche de la politique est aussi d’offrir aux hommes un espace de volition où chaque individu peut s’accomplir, il ne s’agit pas de gérer passivement une vie d’ensemble pacifique, mais aussi d’animer leur âme à aimer cette vie. On pourrait objecter que les idéologies sont dangereuses, car l’histoire de ces dernières semble ne retracer que des séries de meurtres homophobes au nom d’une utopie aveuglante. Cependant, c’est vite oublier que ces violences ont aussi apporté des prises de conscience sur notre nature même et que sans elles le développement historique ne se meut pas. L’homme moderne cultivé par l’histoire politique et les idéologies est capable d’analyser de manière révélatrice la condition humaine, une analyse qui s’érige en outil théorique nécessaire pour aiguiser la conscience collective.
La mission d’attribuer une scientificité à la politique est une tâche encore inachevée faute de ne pas disposer de connaissances précises sur la nature humaine. Toutefois, l’on a pu dégager quelques points majeurs, notamment la complexité de l’étude politique et la difficulté de traiter objectivement les faits pour revendiquer le statut de science « exacte ». Néanmoins, les penseurs au cours de l’histoire de la philosophie n’ont pas perdu de vue la finalité essentielle de leur réflexion, qui n’est autre que de réunir les traits constitutifs de la nature humaine. La science politique, dans son étude de l’art de gouverner l’individu en société, peut donc réclamer le statut de science humaine, car ayant la capacité de déterminer et de développer l’homme au cours de son histoire.