La raison suffit-elle à connaître le réel ?
Le réel, le « ce qui est », se montre face au sujet à la fois comme une évidence et comme complexité insurmontable. Il y a d’une part les réalités abstraites qui constituent des objets pour la pensée, et d’autre part, les réalités concrètes qui se donnent aux sens pour être observées. La raison, quant à elle, se prévaut comme étant l’entité suprême capable de déceler le vrai et le faux, le juste et l’injuste, donc de former des idées concernant le réel. Cependant, le réel ne parle pas, c’est la raison qui construit, par sa propre nature, les catégorisations de son objet. La raison suffit-elle alors à connaître le réel ? S’il est possible qu’une connaissance puisse être énoncée à propos du réel, cela ne peut être que rationnel. Et pourtant, face aux données sensibles, factices et changeantes, auxquelles j’ai quotidiennement affaire, je ne peux nier ce que je vois et faire une croix sur mes sens. Faut-il faire une révision des capacités de la raison à saisir son objet, ou bien c’est plutôt le réel qui est rebelle face à la rationalité ? Afin de décortiquer ces problèmes, il faudrait voir en premier lieu comment la raison a réussi à connaître le réel. Et en second lieu, nous allons étaler les critiques qu’elle a reçues notamment dans le domaine scientifique et philosophique.
I. La raison soumet le réel sous ses lois
A. L’abstraction est le niveau requis pour former une connaissance
Tout d’abord, remarquons que l’esprit humain parvient à la connaissance seulement lorsqu’il a réussi à former un concept concernant cet objet. Un concept est caractérisé par l’unité, la permanence et l’identité. Il provient d’un processus d’abstraction de la raison, et est applicable sur une pluralité de choses. En effet, nos expériences multiples se présentent à la raison selon une manière désordonnée, seul le concept peut énoncer clairement l’universalité et la constance dans cette multiplicité. Le concept d’arbre renvoie par exemple à l’ensemble des caractères propres qui définissent essentiellement ce qu’est un arbre, en dehors des variations multiples de ses apparences. Ainsi, les platoniciens posent cette faculté comme une puissance ontologique (ce qui se rapporte à l’en soi de l’être des choses) de l’âme qui est capable de saisir l’intelligible, la véritable réalité immuable et permanente des choses. Le Phèdre de Platon exprime cette idée comme suit : « Il faut en effet que l’homme arrive à saisir ce qu’on appelle « forme intelligible », en allant d’une pluralité de sensations vers l’unité qu’on embrasse au terme d’un raisonnement ».
B. La raison distingue la vérité et l’illusion
La raison n’est pas seulement une productrice de concepts, elle est aussi la faculté d’analyser la vérité de nos propositions. En effet, la vérité consiste en la correspondance de nos propos avec la réalité des faits, c’est-à-dire le contenu d’une proposition. En effet, on ne peut parler de connaissance si celle-ci n’est pas porteuse de vérité. La tâche de la raison consiste alors à bien séparer la vérité et l’illusion. Tout d’abord, sachons ce qu’il en est de l’illusion, à travers cette définition de Kant : « Est illusion le leurre qui subsiste, même quand on sait que l’objet supposé n’existe pas ». L’homme donne de la place à l’illusion lorsque ses capacités rationnelles ont été entachées par des considérations passionnelles. Donc, être dans la vérité c’est dire ce qui est et non ce qui n’est pas. Seule la raison est capable de détecter, par la lumière naturelle qu’elle possède. Soulignons qu’un jugement rationnel se base soit sur un concept scientifique, soit sur un postulat. Par la suite, le raisonnement logique va sceller le jugement.
Pour parvenir à une connaissance vraie, il faut dépasser la multiplicité des apparences sensibles et les illusions créées par nos mouvements passionnels, et ce, par le bon usage de la raison. Mais en parlant tout à l’heure de postulat, est-ce que toute chose est démontrable par la raison ?
II. Le réel est irréductible à la seule rationalité
A. Une grande partie de l’expérience n’est pas expliquée par la raison
Soulignons que dans l’élaboration d’une connaissance scientifique, la théorie et l’expérience sont deux socles qui sont déjà encerclés dans le processus rationnel de la pensée. Autrement dit, théorie et expérience forment ensemble l’édifice scientifique. Cependant, l’expérience qui nous intéresse ici est celle qui n’est pas soumise à l’observation de la raison. Il existe une expérience non scientifique qui ne fait pas intervenir nécessairement la raison, comme nous le faisons au quotidien dans notre entourage. Faisant intervenir essentiellement les sens, l’expérience sensible nous fait interagir avec notre milieu, et donne naissance à des connaissances pragmatiques, donc recélant une vérité. Nous sommes tout à fait d’accord avec Alain lorsqu’il disait dans Les Idées et les Âges : « La technique des parquets ou des parqueteries n’a nul besoin de la preuve d’Euclide. Mais c’est l’esprit qui en a besoin ». Détenir une connaissance ne signifie pas seulement avoir une interprétation valide par la force de sa démonstration. D’ailleurs, le concept n’est pas toujours le moyen le plus efficace pour notre capacité mentale pour comprendre les mécanismes des choses. Très souvent, un simple exemple nous aide plus que les longs raisonnements.
B. Les connaissances rationnelles sont au même niveau que les autres types de connaissance
Finalement, l’approche purement rationnelle n’est pas sans failles. La raison, dans son souci de l’ordre, veut appliquer sa propre structure au réel qui lui fait face. Elle veut unifier la multiplicité, figer le changement et estomper l’atypisme à travers une modélisation. Il suffit d’approfondir notre analyse sur les axiomes des sciences exactes et les sciences expérimentales. En effet, les axiomes sont soit des évidences, c’est-à-dire des nécessités logiques ; soit des postulats, donc des propositions posées préalablement comme vraies pour soutenir la validité d’un système. Ainsi, la raison ne connaît pas ces axiomes, et pour se défendre les scientifiques diront qu’ils sont de même nature que la raison, ou la raison elle-même. « Des concepts rationnels de ce genre ne sont pas tirés de la nature ; nous interrogeons plutôt la nature d’après ces idées et nous tenons notre connaissance pour défectueuse tant qu’elle ne leur est pas adéquate », fait remarquer Kant dans Critique de la Raison pure. Dans la démarche scientifique, la raison se suffit à elle-même, or les observateurs en dehors du système constatent qu’elle ne connaît pas ses propres principes, donc encore moins le réel. Ici, il n’est plus nécessaire d’émettre des hypothèses sur le réel, comme quoi le réel est en soi rationnel ou irrationnel. Là n’est pas la question. D’ailleurs, les faits attestent clairement que bon nombre de nos connaissances ne proviennent pas toujours de la science.
Pour conclure, la raison est souvent pointée du doigt lorsque les penseurs abordent les problèmes liés à la connaissance. La raison est la seule entité capable de créer des concepts, par un processus intelligible dépassant la multiplicité des phénomènes. Une connaissance vraie porte donc le sceau de l’universalité et de la scientificité. Sur ce, il est facile pour la raison de distinguer la vérité et l’illusion à l’intérieur d’un propos. En effet, cette capacité qui lui est naturelle ne trompe pas. Parallèlement, les hommes du commun, sans pour autant les taxer de simples d’esprit, ne se réfèrent pas toujours aux concepts scientifiques pour émettre des idées et des jugements. En tout cas, l’expérience a suffi à leur montrer que le réel n’est pas seulement l’abstrait, mais aussi le concret. L’expérience concrète est également source d’idées, donc de vérité, ce qui ne nécessite pas pour autant des démonstrations scientifiques pour être valable dans la pratique. Les contradictions internes que renferme le système scientifique ne l’empêchent pas de s’ériger en promoteur de savoir véritable. Toutefois, les branches non-scientifiques peuvent également suffire pour connaître le réel. La séparation entre le rationnel et l’irrationnel provient-il de la raison ou du réel ?