La technique doit-elle permettre de dépasser les limites de l’humain ?

Depuis toujours, la technique est connaturelle à l’homme. Même à sa naissance, il est déjà doté d’un organe qui servira essentiellement à cette pratique : ses mains. Et sous l’influence de la culture et de la société, la technique se déploie sous différentes formes. Bien que les animaux soient capables de transformer leur milieu naturel à travers des techniques bien élaborées, pour l’homme par contre, cette pratique circonscrit toute son humanité. Or, c’est l’homme qui dirige l’évolution de la technique, donc de l’évolution de sa condition humaine également. Est-il légitime de conditionner la nature humaine par quelque chose que l’homme a élaboré extérieurement, à savoir la technique ? En vue de répondre à cette problématique, il est nécessaire d’opérer sur trois niveaux d’analyse. En premier lieu, nous verrons que la technique est naturelle à l’homme. En second lieu, nous expliquerons de quelle manière la technique permet de dépasser les limites de l’humain. Enfin, pour clore la réflexion, nous démontrerons comment la technique redéfinit la notion d’ « humanité ».

I. La technique est naturelle à l’homme

« Technique » vient du mot grec « technè » qui signifie « art ». La technique renvoie à une habileté, un savoir-faire acquis grâce à des expériences cumulées dans le temps. Une des finalités de la technique est de produire des outils (objets utiles) servant à transformer l’environnement de l’homme. Selon Didier Julia, il s’agit de «l’ensemble des procédés ordonnés» étant «employés à l’investigation et à la transformation de la nature».

Il serait pourtant une erreur de penser que la « technique » résulte de facteurs externes à l’homme. Elle se manifeste avant tout sur la personne de l’être humain à travers ses mains. En effet, la main remplit la fonction de prolongement de la raison humaine en effectuant les tâches nécessaires à sa survie et son bien-être. En d’autres termes, savoir utiliser les mains distingue l’homme de l’animal. De plus, son caractère polyvalent leur vaut les louanges d’Aristote qui les qualifie d’ « outils des outils ».

Soulignons également que la technique est inséparable de la raison. L’intelligence dont l’homme dispose le pousse à inventer et à réinventer de nouveaux outils qui lui permettront de répondre à ses prérogatives (comme la survie, le confort, la plaisir, …). A force de création et d’expérimentation, la technique évolue. Par exemple, en vue de se nourrir, l’Homme recourt à la cueillette, puis fabrique des cannes à pêche pour attraper du poisson, ensuite, il s’essaie à l’élevage, et à l’agriculture … En ce sens, l’homme passe du statut d’Homo Sapiens, en biologie, à celui d’Homo Faber, en philosophie. Ce terme développé par Bergson dans l’Évolution créatrice, englobe sa capacité innée à créer ce qui n’existe pas dans la nature en vue de servir l’Homme et la nature : « Nous croyons qu’il est de l’essence de l’homme de créer matériellement et moralement, de fabriquer des choses et de se fabriquer des choses et de se fabriquer lui-même »

La technique représente donc une qualité inhérente et indissociable à l’homme. Avec la maîtrise de la technique, il est difficile de délimiter le naturel et le culturel chez l’homme. Ainsi, son utilisation accrue l’éloigne paradoxalement de la nature.

II. Les limites du possible reculent avec la technique

En transformant le réel, la technique induit l’homme à créer des révolutions. De nombreux faits concrets démontrent son impact sur l’environnement, ainsi que sur les conditions de vie de l’homme. Par exemple, lors de la révolution industrielle du dix-neuvième siècle, un nouveau mode de production a vu le jour, augmentant ainsi de manière exponentielle la production et productivité. L’avènement de cette « modernité » instille dans l’intellect de l’Homme de nouvelles pensées : se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (Cf. Descartes, Discours de la méthode). En d’autres termes, il désire émuler les pouvoirs divins au travers de la technique en progrès constant. Aussi, au cours des siècles à venir, les limites de l’inconnu et du possible ont été fortement acculées, à l’instar des découvertes scientifiques. De nouveaux médicaments réduisent l’apparition des épidémies et allongent l’espérance de vie, les moyens de locomotion comme la machine à vapeur facilite les trajets…

En repoussant ses limites, d’un côté, il perce le secret de l’infiniment petit via la découverte des microbes et autres organismes microscopiques. D’un autre côté, il conquiert l’infiniment grand avec la conquête de l’océan et de l’espace (Cf. Les premiers pas sur la lune). Cependant, ce développement technique génère de nouveaux désirs et besoins, comme les jeux vidéo, qui le plongent plus que ne l’exposent dans la sphère de la surconsommation et de la dépendance technologique. Marx expose dans Le Capital un autre aspect de la technique : les impacts du machinisme. « Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de la productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail ». Certes, les outils visent à faciliter le travail de l’Homme à l’origine. Toutefois, ces progrès techniques favorisent l’exploitation de l’homme par l’homme, ouvrant la voie à l’aliénation de l’ouvrier. Si la machine permet de dépasser les limites des capacités physiques de l’homme, cela signifie que la machine vaut désormais plus que l’homme.

De ces réflexions, on peut en déduire que la technique devient l’instigateur de la transformation de la nature et de la condition humaine. Si les limites de l’humain sont désormais dépassées, quel rapport l’Homme entretient-il avec la technique ?

III. La technique entre en symbiose avec l’Homme

La « technique », bien qu’elle soit des moyens externes, devient partie prenante de l’identité de l’homme. Le mythe de Prométhée argumente la technique en tant qu’élément principal dans la théorisation et la définition de l’homme. La technique intervient donc en premier pour le sortir de l’état de « nature ». Il s’agit du fruit de la culture par excellence ; mais par réciprocité, nous pouvons avancer que la culture fait l’homme, dans une certaine mesure. Ainsi, « dans cette acception, la culture est co-extensive à l’homme lui-même, car il n’est pas jusqu’à la vie des sauvages les plus primitifs qui ne s’inscrivent dans un univers social, caractérisé par un réseau complexe d’usages, d’habitudes et d’attitudes conservés par la tradition ». Pour prolonger cette réflexion d’Edwar Sapir, la technique fait également partie intégrante de cette tradition.

Cependant, il faut garder à l’esprit que l’homme est à l’origine de sa propre transformation. De manière conscience, il prend la décision de fabriquer ou non ce qu’il veut. Ainsi, la technique est au service de l’homme, qui s’en sert conformément aux préceptes de sa morale et de ses valeurs éthiques. Homme et Technique travaillent de concert en vue de réaliser les aspirations de l’humanité. En ce sens, malgré qu’elle constitue un facteur externe, influencé par des prérogatives externes, la technique est « naturelle à l’Homme » : elle définit et redéfinit l’Homme. Jacques Lafitte disait dans Réflexions sur la science des machines : « Qu’importe l’imperfection de nos langages si nous sentons et faisons sentir profondément l’infinie puissance d’une unique évolution qui nous emporte, nous et nos créations, qui sont comme une autre chair de notre chair ».

Les mythes et les discours qui parlent de la technique confirment que la nature et la condition humaines doivent beaucoup aux outils fabriqués par la main et l’intelligence humaine. En recourant à la technique, la frontière entre le naturel et le culturel s’efface, donnant lieu à un bouleversement de l’identité de l’homme qui s’apparente progressivement aux pouvoirs illimités du divin. Un progrès technique n’implique pas forcément un progrès des mœurs, cependant l’inverse est vrai. Cela signifie que l’homme est maître et responsable de sa propre destinée, et la technique en elle-même ne contient pas un aspect éthique. Ce n’est pas la technique qui permet ou ne permet pas, celle-ci n’a pas de volonté, seul l’homme en a. Donc, les limites de l’humain se déclinent par sa responsabilité envers la technique.

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