La technique nous déshumanise-t-elle ?

L’homme évolue et demeure pourtant le même, à travers un dépassement de sa nature vivante. Il crée son humanité au-delà des limites spatio-temporelles, au-delà des frontières culturelles, tout en repoussant les barrières infranchissables de l’inconnu. Tout au long de cette évolution, la technique a été un compagnon fidèle qui a servi d’éclaireur pour l’homme, au point qu’elle est devenue le symbole du développement de l’humanité. Mais de quelle technique parle-t-on exactement ? Car si d’un côté, elle forge l’homme à vivre sous les nouvelles conditions qu’elle a imposées, il ne sera pas pour autant réciproque d’imaginer l’homme en créant des canevas pour endiguer l’utilisation de la technique. La technique a acquis un statut tel qu’il sera particulièrement délicat de la détrôner de son actuelle hégémonie, tant elle est adulée par plusieurs, et ce, de manière aveugle. Puisque l’outil a pris le dessus par rapport à la finalité qu’on lui a assignée initialement, il est normal de s’interroger sur le rôle humanisant de la technique. Ainsi, l’humanité peut-elle être réduite au perfectionnement des outils que l’homme a créés ? La portée de la technologie va-t-elle de pair avec le processus d’humanisation ? Nous allons décortiquer le cœur de la problématique en nous concentrant sur la mission civilisatrice et instructrice de la technique, bien qu’elle soit hétérogène à travers les territoires géographiques ; par la suite, nous découvrirons les transformations du paysage économique apportées par la suprématie de la technologie, dissimulant les incohérences inhérentes à ce nouveau système. Et pour finir, nous analyserons l’avenir de l’humanité selon les perspectives actuelles dont nous donne à voir l’avancée de la technique.

I. L’usage de la technique est à la fois vital et le signe de son intelligence

La mythologie grecque a su représenter la vulnérabilité de l’homme vis-à-vis de la Nature, à travers la mission assignée à Prométhée et Épiméthée dans la distribution des attributs aux êtres vivants sur la Terre. L’homme qui a été laissé pour compte dans cette répartition, par l’inadvertance d’Épiméthée, a été pourtant dédommagé en recevant le feu, que Prométhée a volé à Zeus. En interprétant ce mythe, nous pouvons en déduire que l’usage du feu est un trait caractériel de l’intelligence de l’homme, à travers lequel il a pu inventer toutes sortes d’outils pour compenser sa nature fragile et dépossédée de protection corporelle. La technique est alors destinée pour assurer la survie, sans quoi il serait impossible pour l’homme d’habiter un environnement qui lui est, la plupart du temps, hostile. Originellement, l’outil a été créé pour fournir à l’homme ce que sa main ne parvient pas à faire, de sorte que l’outil devient un prolongement de sa main ou de tout organe du corps sur lequel est destiné son usage. A part l’utilisation du langage et des signes, la manipulation du feu jointe à l’habileté de la main marquent les premières formes d’intelligence humaine. Aristote s’aligne dans cette file d’idée en évoquant la place prépondérante de la main dans son ouvrage Les parties des animaux : «Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais parce qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains ». Or, cette intelligence ne se suffit pas dans l’assouvissement des besoins vitaux, car ses aspirations à la grandeur et au pouvoir le poussent vers l’exploitation de ses talents pour des idéaux plus profonds. Selon le terme utilisé par Descartes, il s’agit pour l’homme de devenir « maître et possesseur de la nature » à travers l’usage des connaissances pratiques sur le monde vers des fins plus nobles. Ainsi, la technique n’est pas seulement pratique, mais surtout se déploie en tant que connaissance.

La disposition naturelle de l’homme à recourir à la technique se manifeste à la fois dans ses formes les plus élémentaires aux plus modernes. Selon le rapport complexe que l’homme entretient avec ses semblables et son milieu, il se détachera progressivement de la simplicité et de la monotonie pour ne plus se suffire à combler seulement ses besoins vitaux.

II. La technique est devenue une fin économique en dépassant son statut de simple outil

La société actuelle est nourrie par les phénomènes de mode, ce qui pousse ses membres à assouvir ses besoins d’estime de soi et de reconnaissance à travers des effets d’imitation et de distinction. L’objet technologique est devenu un accessoire de mode qu’il faudrait suivre et dépasser perpétuellement pour avoir le dernier modèle le plus performant. C’est ainsi que l’homme est asservi par la technique, car cette dernière est devenue une fin en soi et non plus un outil. A présent que le génie humain est parvenu à se dépasser pour inventer des machines extrêmement puissantes, la véritable utilité se transforme en une course technologique impressionnante entre les entreprises et entre les Nations. L’homme a créé des dispositions ingénieuses, non plus pour se défendre contre les prédateurs et les aléas climatiques ou bien pour rendre son travail moins pénible, mais surtout pour s’offrir démesurément de luxe et de confort. Aveuglé par le culte du profit qui est la source de ces attributs, l’homme doit pousser à bout ses recherches technologiques : l’objet technique est devenu un produit à vendre, un substrat de la réussite matérielle. Ainsi, l’homme court derrière ce besoin au point de le rendre esclave de la technique. En effet, l’homme a voulu se libérer de l’emprise des conditions sous lesquelles la Nature le soumet. Serions-nous alors parfaitement libérés des nécessités dictées par la Nature, une fois que nous avançons dans la maîtrise de la technique ? Le problème n’a pas été dissout, mais a seulement changé de position, de sorte que l’homme ne peut plus se passer des nouvelles conditions qu’il s’est créées, que ce soit dans son quotidien que dans sa situation vis-à-vis de la technique. C’est ce que Hannah Arendt a voulu exprimer dans ses réflexions sur la technique, en posant l’évolution du sens de l’outil à l’époque contemporaine : «Tandis que les outils d’artisanat, à toutes les phases du processus de l’œuvre, restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu’il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique », a-t-elle écrit dans Condition de l’homme moderne.

Avec les problèmes latents qui subsistent derrière le succès technologique actuel, des questionnements sur l’avenir de l’humanité s’imposent, ou si possible un retour à la source, pour ôter à la technique le droit de se prévaloir comme sa propre fin.

III. L’humanité a perdu son sens à cause d’un développement à tort de la technique

Depuis l’âge de pierre où la première forme de technicité est apparue chez l’homme, avec l’utilisation des premiers outils taillés suivis plus tard par la découverte des métaux, les sociétés humaines ont connu diverses transformations structurelles, ce qui fut accompagné par la suite d’une nouvelle représentation du monde. Il importe alors de savoir : qu’est ce qui procure à l’homme le mérite d’avoir réalisé pleinement son humanité ? Pour y répondre, il est indispensable de considérer ce qui fait même l’essence de l’homme, en premier lieu le concept de personne qui est le pilier d’une vie morale par excellence. Kant disait : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ». Transposé sur le problème de la technique, le fait est que les fins des recherches technologiques servent autre chose que le bien d’autrui, et dans une large mesure détruit l’humanité, dans le sens où ce dernier devient un moyen pour perpétuer un système voué au culte du profit. La consommation de masse, l’exploitation sauvage de la nature et l’éviction du travail humain par l’invasion des machines sont autant d’exemples concrets qui donnent à voir une technique vidée de toute moralité. Par ailleurs, la complicité de la science dans l’approvisionnement technologique de la société frappe l’esprit, car les progrès scientifiques sont désormais orientés vers la course à la nouveauté, plutôt que dans le cadre de l’esprit scientifique au sens de Bachelard qui prône l’évolution théorique. Et pourtant, la valeur et la dignité humaine relèvent essentiellement de sa capacité à mettre en place une science, qui est pour l’homme la réalisation de son désir de connaitre. Bien que cette neutralité de la science ne soit pas inscrite noir sur blanc dans les traités des scientifiques ni des philosophes, il est manifeste que le but de se rendre maitre et possesseur de la nature a été atteint, mais qui a conduit à l’effet inverse, c’est-à-dire à la déshumanisation.

Conclusion

Pour conclure, les diverses formes de technicité que l’homme a accumulée pendant des siècles de civilisation ont toujours participé dans la formation de ce qu’on appelle humanité, sauf que le rôle de la technique au sein la société a pris une autre tournure une fois que la technique a entrepris des bouleversements dans les rapports de production. Le cercle vicieux entretenu par la technique et le profit, de manière telle que le commerce basée sur la technologie fait amasser les profits, et les profits réinvestis dans les recherches font avancer la technologie, se maintiendra tant qu’un changement radical ne s’opère au niveau de l’une de ces passions de l’homme. La science, l’économie, la conservation de la vie, la recherche du bonheur ne sont pas en soi nuisibles à l’homme, et la technique a toujours été à leur service. Au moment où la technique se meut et se développe pour elle-même, c’est là qu’elle déshumanise. En effet, l’homme ne se mesure pas sur sa performance au même titre que l’automatisme des machines, il ne peut être réduit à une simple efficacité matérielle. Serait-il alors possible à l’homme de se remettre en question, avant de remettre en question ses propres outils et inventions ?

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Commentaires

1 commentaire à “La technique nous déshumanise-t-elle ?”

mukiranya Le 14/10/2023 à 22h00

J'ai beaucoup aimé cette réflexion qui m'a fait comprendre tant des choses que j'ignorais depuis un bon moment déjà.

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