La technique nous rend-elle plus libre ?

La technique, du grec tekné qui signifie « art » ou « savoir-faire » est actuellement bien loin de son sens étymologique, puisqu’elle se détache de plus en plus de l’essence que l’homme lui a assignée originellement. La technique n’est plus le simple outil servant à alléger les besognes pénibles du quotidien, elle est la machine qui remplace progressivement l’homme, non seulement dans les épreuves physiques, mais aussi pour jumeler ses efforts intellectuels. Ainsi, peut-on dire que la technique nous rend plus libre ? Pour en avoir une réponse sûre, il faudrait s’interroger sur la question de liberté, surtout vis-à-vis de nos désirs. En effet, étant conscients que nous disposons des moyens plus confortables pour assouvir nos désirs, nous pensons être libres de les assouvir sans retenue. Mais encore, ne va-t-elle pas par-là donc nous habituer et à nous faire dépendre de son confort ? La technique en tant que pouvoir nous libère-t-elle, ou inversement nous soumet-elle sous son emprise ? Pour répondre à cette interrogation, il faudrait analyser dans une première partie comment la technique élargit le champ de notre volonté et de notre pouvoir. Dans une seconde partie, cependant on va considérer le fait que cette nouvelle condition entraine des besoins et une dépendance plus profonds.

I. La technique augmente notre pouvoir sur la nature

A. La technique renfloue nos faiblesses naturelles

D’un point de vue biologique et corporel, l’homme n’est doté d’aucune disposition pour subvenir durablement à la conservation de sa vie. En effet, il n’a ni griffe ni crocs pour se défendre, ni de couverture naturelle épaisse pour garantir une température ambiante lors des intempéries. Mais au cours de l’évolution des sociétés, le progrès technique semble progressivement détacher l’homme des besognes pénibles par l’amélioration des moyens de production mécaniques. « La vie librement mouvante, dans sa généralité, comprend les tendances qui existent, latentes, en tant que potentialités. L’homme n’accomplit rien qui ne soit à la portée de la vie en général », disait Oswald Spengler dans l’homme et la technique. Car les avancées de la robotique et les progrès dans le domaine de la programmation informatique ont désormais permis de concevoir concrètement des machines humanoïdes, qui peuvent atteindre 80% de la productivité humaine, d’après les exploits de l’industrie japonaise Glory. C’est l’un des exemples les plus marquants de l’automatisation mécanique de l’industrie au Japon. 13% de la demande en robotique en 2016 concerne le secteur de l’industrie de l’automobile où la mécanisation est quasi-complète. Les seules parts d’intervention humaine n’étant que dans les rôles de moniteur. Ainsi, il ne s’agit plus seulement de s’affranchir des contraintes naturelles, mais vraiment de dépasser la nature.

B. « Maitre et possesseur » signifie se libérer de l’ignorance

Pour Descartes, évangéliste en chef de la pensée du progrès technique, a dévoilé l’ambition humaine de devenir maitre et possesseur de la nature. Dans la réalité, la technique n’a jamais été aussi triomphante qu’à travers l’appui du progrès scientifique qui, pour sa part, dévoile les mécanismes objectifs de notre monde physique. Désormais, les limites entre la technique et la science sont de plus en plus infime, à tel point que la science perd son côté abstrait aux yeux du monde. Et une fois que la technique absorbe le pouvoir de la science, l’homme s’érige en tant que maître et possesseur de la nature à la fois dans la théorie et dans la pratique. La liberté vient de ce pouvoir de la connaissance, car l’ignorance attache à la servitude de la nature et à l’imprévisibilité des évènements. La technique est donc libératrice dans le sens où c’est la pensée qui est libérée de l’ignorance, et que le possible peut se transformer en réel grâce à la manipulation de la technique. Mais aussi, la liberté se conçoit à travers les possibilités matérielles, comme disait d’ailleurs Montaigne dans ses Essais : « La vraie liberté, c’est pourvoir toute chose sur soi ». Ayant le pouvoir sur la nature et sur sa destinée, l’homme se sent libre dans le plaisir du confort procuré par ses instruments technique, ce qui aboutit également à couper les chaînes de la pauvreté économique.
A travers la technique, l’homme se montre insoumis vis-à-vis des contraintes naturelles du monde. Il renforce la maîtrise de ses outils par les recherches scientifiques, afin de se libérer de l’ignorance et de la misère. Mais poussée à bout dans ses investigations, la technique connaitrait-elle les limites de la liberté humaine ?

II. La technique crée de nouvelles formes de d’esclavagisme

A. La technique crée de nouveaux besoins

Commençons par cette citation de Jean Svagelski, tirée de L’Idée de compensation en France : « Il est vrai qu’à cause de la misère de sa vie l’être humain apparaît comme une fantastique machine à compenser, mais une chose est de paraître ainsi fait et autre chose d’activer son fonctionnement et de se complaire à toutes les chimères ». Selon cette vacuité de l’existence humaine, la technique contribue à augmenter davantage notre confort matériel. Par conséquent, nos attentes pour acquérir le bonheur sont conditionnées par la peur de l’inconfort. On refuse les compromis qui feraient revenir dans des situations rudimentaires. A travers le progrès technique, l’homme s’est créé des besoins superficiels infinis qui sont presque devenus une seconde nature. Parallèlement, la société occidentale arbore un nouveau style de vie qui met en avant des outils technologiques, scrutant au moindre détail les informations sur ce qui se passe dans la vie personnelle de chacun. Et pourtant, cette mise à jour en temps réel dans l’accès aux informations est non seulement coûteuse, mais aussi insignifiante si l’on se réfère à ce qui est essentiel à la vie de l’homme. Ce phénomène gagne actuellement du terrain dans toutes les contrées lointaines, et le commerce international fleurit parce que les technologies pour la sécurisation des données ou le développement du monde virtuel acquièrent de plus en plus d’importance. Ainsi, les nouveaux besoins de l’homme se manifestent par des besoins en outil, et non plus le besoin d’assouvir un besoin.

B. La technique conditionne notre quotidien

En effet, une des réalités les plus frappantes de la société contemporaine est le conditionnement de l’esprit utilitariste dans le monde de la production. L’homme moderne devient comme un simple moyen de production dans le mécanisme impersonnel de la « société technicienne ». La technique conditionne notre mode de pensée au même titre que l’outil, l’efficacité est alors l’unité de mesure dans tout ce qui se fait dans le quotidien de l’homme. Selon Jacques Ellul, « le phénomène technique est la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toute chose la méthode absolument la plus efficace ». Débutant dans la sphère économique de la production, l’obsolescence dépasse ce cadre pour se généraliser dans le quotidien des hommes, à l’instar des phénomènes de mode et le consumérisme. Se conformer à l’opinion commune et paraitre avec des gadgets derniers cris, au point de transformer notre manière de penser et de juger vis-à-vis de nous-mêmes et de nos semblables, est-ce cela la liberté ? Bien que l’influence des performances techniques se fait de manière tacite et subtile, et que la banalité des phénomènes de mode contrôle notre rapport avec la société, l’homme n’est plus libre de ses moindres faits et gestes, au risque de se faire critiquer et pointer du doigt comme anormal.

La technique en tant que pouvoir nous libère-t-elle où nous soumet? Le caractère ambigu de notre relation avec la technique soulève bien des enjeux, et l’évidence de la formule « maitre et possesseur » semble être remise en question quand il s’agit de notre propre nature ? La technique sans nul doute nous offre de grands pouvoirs, non seulement elle permet de nous affranchir de plus en plus de la condition humaine du travail, mais elle travaille le monde pour que celui-ci soit plus manipulable. C’est sans compter, cependant, la nouvelle servitude tant physique que psychologique que l’homme subit actuellement au même rythme de la progression de la technique. A fil du temps, l’homme moderne a créé sa propre aliénation à travers sa manière d’être instrumentaliste, et ce, dépassant les frontières du monde occidental. Le caractère libérateur de la technique se situe à un stade précis de son évolution, à savoir avant et pendant de son introduction dans l’industrialisation. Dans l’ère du monde numérique, la technique nous encore rend plus libre, mais selon une liberté nuancée, dénaturant le véritable bonheur.

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