Le commerce favorise-t-il la paix ?
Comme il est naturel à l’homme de vivre en société et d’organiser politiquement sa société, effectuer des échanges est un phénomène ordinaire dans la vie sociale de l’homme. En nous questionnant sur les origines profondes qui ont poussé les hommes à vivre en communauté, nous pouvons avancer le fait que personne ne peut s’autosuffire pour produire lui-même tout ce dont il a besoin. La division du travail est donc fondamentale pour renforcer les liens entre les individus en société. L’on se demande à présent si les échanges commerciaux auraient un autre rôle que celui d’allouer les biens et services à chaque ménage. En effet, la violence est un problème majeur qui fait entrave à la mise en place d’une vie harmonieuse, et ce, malgré l’instauration d’un État de droit. La problématique se formule donc comme suit : comment une activité lucrative peut-elle empêcher les rivalités ? Nous verrons tout d’abord que le commerce en tant qu’il est pensé comme un jeu d’intérêt particulier est un terrain conflictuel. Toutefois, nous verrons aussi qu’en tant qu’il est un échange, il ouvre un dialogue avec autrui.
I. Le commerce vise essentiellement le profit
A. L’esprit capitaliste est à l’origine des rivalités entre les hommes
Tout d’abord, il importe de souligner que le commerce n’est pas du tout une activité neutre. Les biens et services fournis par chaque prestataire renferme le désir d’accumuler du profit, et non pas l’intention altruiste qui veut le bonheur de chacun. Le droit de propriété, qui est désormais reconnu dans la société moderne, est un facteur essentiel pour faire prévaloir explicitement le droit de rechercher l’intérêt particulier. En se référant au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, nous sommes tout à fait d’accord avec Rousseau lorsqu’il disait : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avise de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures ne se forma d’un seul coup dans l’esprit humain ». On ne peut nier le fait que l’individu est le propriétaire du produit de son travail et possède donc la légitimité d’en tirer un profit dans l’échange avec un autre produit. L’esprit qui régit la communauté fait voir un souci individualiste qui ne veut qu’accumuler indéfiniment le capital. Les hommes, recentrés sur eux même, vont alors poser autrui comme leur adversaire dans l’enjeu du profit. Ainsi, on caricature la société capitaliste comme le monde de la compétition entre prédateurs économiques.
B. Le commerce crée un rapport de violence économique
Puisqu’une marchandise possède une valeur d’échange libellée en unité monétaire, tout peut se vendre et s’acheter. D’ailleurs, tout individu se doit de participer à l’échange économique, sinon il serait tout simplement exclu du système, démuni des biens qui lui sont vitaux. Cependant, le commerce dévoilera son véritable visage lorsque chacun va asseoir son pouvoir sur autrui, par les moyens financiers. Ainsi, la violence économique est très sournoise : bien qu’il y ait préalablement un accord mutuel, un rapport de force s’établira nécessairement entre les parties, que ce soit en termes de moyens de production ou encore de puissance financière. Dans le Capital, Marx a exprimé l’apogée de ce stade du capitalisme : « Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste ». La violence économique s’exprime alors sous deux aspects. D’un, les règles du marché fixent la valeur du produit de chaque travail, et ce, de manière asymétrique. Par exemple, le salaire annuel d’un technicien dans un secteur clé de l’économie équivaut à peine à celui que gagne un artiste de renommée internationale en un mois. De deux, les groupes de pression ont la capacité d’influencer le marché afin de s’ériger en monopole, au détriment des parties démunies. Une autre promotion de la violence : le commerce des armes qui fait gonfler les chiffres d’affaires des industries d’armement.
Nécessairement, le commerce est à l’origine de foyers de tensions géopolitiques et, dans une large mesure, les écarts de niveau de vie entre les individus. Toutefois, il ne faut pas oublier que le commerce a une origine sociale, donc il peut concourir à fortifier cette base.
II. Le commerce est une sorte de dialogue avec autrui
A. Les échanges commerciaux créent la société
Si la division du travail et la propriété privée, principaux attributs du commerce, marquent et renforcent l’inégalité entre les hommes, la finalité de la création d’une société ne sera pas pour autant alignée dans cette perspective. Étant intégré dans la communauté, l’homme est soumis à un contrat social, non seulement d’un point de vue juridique et politique, mais aussi économique. Chaque individu est poussé instinctivement au partage et à se soucier matériellement des autres, que ce soit dans les sociétés les plus archaïques ou les pays les plus industrialisés. Le régime collectiviste, dans lequel toute forme de propriété privée est prohibée, transforme cette finalité tacite de la vie communautaire en droit positif. Même une économie autarcique ne peut faire table rase à cette notion de partage, d’ailleurs une société sans échange est tout simplement impensable. Par conséquent, la contrepartie monétaire pour un bien ou service fourni valorise les deux parties, car la gratuité peut être un signe de négligence. C’est en ce sens que Marcel Mauss disait : « Heureusement, tout n’est pas encore classé exclusivement en termes d’achat et de vente. Les choses ont encore une valeur de sentiment en plus de leur valeur vénale, si tant est qu’il y ait des valeurs qui soient seulement de ce genre ». Dans l’échange social, il y a à la fois une notion de liberté et de reconnaissance, ce qui renforce les liens entre les individus.
B. Le commerce en tant qu’échange socialise
Force est de constater que les conflits d’intérêts sont omniprésents dans le domaine commercial. Notons cependant que les tensions sont le résultat du non-accomplissement des termes du contrat préalablement élaboré. Donc, le commerce suppose toujours un dialogue en vue d’un échange harmonieux. Il suffit d’observer comment s’est formée l’idée de valeur d’échange : c’est l’expression d’une justice entre les biens et les services échangés. S’accorder sur une valeur d’échange, c’est définir une réciprocité favorable à chaque partie. L’avènement de la monnaie symbolise ce souci de l’égalité. Aristote souligne sa nécessité en disant : « car il ne saurait y avoir de communauté d’intérêt sans échange, ni échange sans égalité, ni enfin égalité sans commensurabilité ». Ensuite, le commerce est aussi en soi le commerce des relations humaines. Le commerçant et l’acheteur souhaitent l’appréciation du produit et doivent s’ouvrir en la reconnaissance de la personne de chacun, ce qui crée inévitablement des liens. Le commerce n’offre pas un simple rapport d’interdépendance, mais aussi un pont culturel, bien qu’initialement, l’intérêt ait poussé les hommes à dépasser les frontières et faire affaire avec les autres.
Comment le commerce, source de rivalité d’intérêts peut-il avoir une vertu pacifique ? Sachant que l’homme est de nature individualiste, la recherche des intérêts particuliers ouvrira une brèche vers de nombreux terrains de conflits. La monnaie, qui est le symbole de la valeur d’échange, dépasse largement le simple pouvoir d’achat : elle mesure également les rapports de force entre les différentes parties de l’échange. Ainsi, la violence économique surgit suite aux conditions asymétriques du marché et à l’appréciation inégalitaire du travail. A cela s’ajoute le monopole des ressources par les gros capitalistes, renforçant davantage leur domination du marché. Ces différents aspects du commerce engendrent l’idée de guerre économique. Toutefois, aucune société ne pourra survivre s’il n’y a pas de paix. Cela se traduit par les intentions altruistes au sein même des échanges entre les hommes, bien que cela ne soit pas toujours explicite dans le commerce. Par ailleurs, le commerce recèle une nouvelle forme de dialogue. On remarque alors deux enjeux importants qui favorisent la paix : le souci de la justice dans la négociation et l’ouverture vers autrui. En définitive, le commerce, qui est d’emblée pacifique, est une ouverture de la société vers une perspective de paix. Si cela tourne à l’échec, nous dirons qu’il est courant pour les entreprises humaines de ne pas aboutir. La société sans violence serait-elle une illusion utopiste ?