Le désir nous éloigne-t-il d’autrui ?

Essentiellement, le désir est une force qui nous tend vers l’anticipation d’une jouissance. Il a donc comme mouvement le rapprochement. Toutefois, tant qu’il porte l’intérêt d’une satisfaction centrée sur soi, on se demandera si le désir ne nous éloignerait-il pas d’autrui. Autrui est cet autre sujet conscient qui est distinct de soi. Il est aussi un être désirant qui, dans l’expérience du désir, porte son attention sur sa jouissance. Comme lui comme pour moi, il y a donc un mouvement vers chacun pour soi, et donc un écart entre nous. Pourtant, de quoi jouirons-nous si nous ne tendons pas vers la rencontre d’autrui, si nous ne sortons pas notre attention de notre soi ? Il y a donc ici un problème qu’il faut résoudre. A cela, nous verrons dans une première partie que dans son aspect égoïste, le désir met de la distance entre nous. Cependant, dans une seconde partie nous verrons aussi que le désir est un mouvement qui rapproche dans son attention vers un objet.

I. Le désir, dans sa nature égoïste, nous éloigne d’autrui

A. Le désir intéressé sur sa satisfaction est source de conflit

Tout d’abord, se laisser conduire par son désir est ce que l’on considère souvent comme source de tension, de conflit et donc de séparation, car les hommes désirants, dit-on, ne sont intéressés que par eux même. En effet, quand nous portons toute notre énergie sur notre désir, le rôle d’autrui se réduit à deux aspects : soit il est un moyen, soit il est un obstacle. Ainsi, on peut s’en défaire après usage, ou alors il nous faut l’écarter, voire l’éliminer. Pour mettre en exergue cette ambivalence du désir, considérons ce passage d’Éléments de philosophie d’Alain : « J’ai cru observer que la jalousie vient principalement de ce que l’on croit reconnaître des désirs, de la faiblesse et de la dépendance chez celle que l’on voudrait reine ; cette idée n’entre pas dans le poème ». Mais encore, si la raison nous demande de mesurer nos actes pour le bien commun, c’est que le désir emportant nos passions avec lui serait le vecteur du chaos. À travers l’histoire, nous avons cultivé et expérimenté la nature violente des hommes mus passivement par les désirs comme celui de vengeance, de pouvoir, de gloire, …  Ainsi on érige des lois basées sur la raison et la morale afin d’établir la tempérance et l’ordre.

B. Le désir ne respecte pas l’existence d’autrui, il l’objective

Il faut aussi considérer que si autrui est parfois l’objet de notre désir, de sorte que l’on veut donc se rapprocher de lui, cet autrui n’est jamais pour nous lui-même une existence mais une représentation objectivée. Le désir se nourrit essentiellement de fantasmes dans l’attente qui est le lieu de déploiement de notre imagination. Ce qui explique sûrement notre déception quand, au fil du temps, nous pouvons désormais avoir une image plus rationnelle de l’autre. « Ces émotions en dilatant le cœur, en le desséchant et en épuisant ainsi les forces, montrent que les forces sont à diverses reprises tendues par des représentations, mais laissent constamment retomber l’âme dans la lassitude, par impossibilité d’aboutir », constate Kant dans Critique du jugement. D’une part, l’image par laquelle nous représentons la personne met en avant nos idéaux personnels ou ceux de notre culture. Ce désir ne fait donc que renforcer ce que nous avons incorporé préalablement. D’autre part, le regard désirant fait abstraction de l’existence d’autrui. Autrui n’est plus cet être qui est toujours et déjà projeté en dehors de toute représentation : il sera immobilisé dans un état afin de ne pas subir de changement.  Il en découle qu’autrui, en tant qu’objet de mon désir, n’est pas l’égal de soi. Il n’a de sens et d’existence pour moi que dans cette visée objective.

Non seulement le désir provoque des conflits vis-à-vis d’autrui, mais si on croit vouloir se rapprocher d’autrui de par notre désir, nous ne faisons que faire valoir notre propre représentation des choses. Toutefois, est-il possible de nier cette force d’attraction entre moi et autrui, qui est l’origine de la concorde et de l’amour entre les hommes ?

II. Le désir comme un élan nous rapproche d’autrui

A. Le désir concentré vers un même objet rapproche les hommes

En effet, le désir est, malgré son caractère personnel, la source d’une société solide. En fait, si le fait de suivre le gré de ses désirs est un manque d’autonomie, donc une voie irrationnelle et dangereuse pour l’ordre social, il reste néanmoins que le désir pourrait engendrer la passion qui, elle, pousse chacun intimement à réaliser de grands projets. Les fondations d’une nation libre étaient l’accomplissement, bien qu’imparfaites, des désirs d’hommes et de femmes qui se sont unis contre l’injustice de la dictature. Les avancées scientifiques et techniques sont les œuvres des fantasmes théoriques de savants qui ont su contempler préalablement l’inconnu avec beaucoup de passion et l’imagination. Et comme disait Hegel dans Leçons sur la philosophie de l’histoire, « rien ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt de ceux qui y ont collaboré ; et appelant l’intérêt une passion, en tant que l’individualité tout entière, en mettant à l’arrière-plan tous les autres intérêts et fins que l’on a et peut avoir, se projette en un objet avec toutes les fibres intérieures de son vouloir ». Fondamentalement, le désir est la force vitale qui organise la vie à persévérer, et dont les conséquences profitent pourtant à l’intérêt général. Ainsi, les êtres humains mettent de côté leur différence pour réaliser une action plus noble qui est l’harmonie sociale. On pourrait ici objecter que l‘ordre est l’œuvre de la rationalité, pourtant la raison ne se mobilise pas de soi, il y a derrière elle une force qui la déclenche et anime son effort, ce qui n’est autre que le désir.

B. Le désir précède la reconnaissance de l’autre

Il est indéniable que le désir est le support de jugements et d’interprétations subjectives. Certes, autrui est déjà là, présent, que nous ayons conscience de son existence ou pas. Or, c’est cette appréciation intérieure portée à son égard qui fait que nous sommes tendus vers lui. Il s’agit donc à présent de faire la distinction entre une véritable considération d’autrui et un pur intérêt de soi. Sachant que le désir est une force, il incombe à notre propre volonté de la canaliser afin qu’elle puisse nous faire sortir de notre ego. Dans le désir de se rapprocher d’autrui, on peut très bien désirer le connaître comme on peut désirer qu’il nous offre un certain plaisir. Il faut remarquer ici que le désir n’a pas d’objet en soi, mais qu’il est certainement un « élan vers ». Considérons ainsi par exemple que dans le désir de reconnaissance, je veux m’affirmer, mais cette affirmation doit nécessairement reconnaître autrui qui est la condition finale de ce que je suis ou ce que je ne suis pas à ses yeux. C’est dans cette file d’idées que le psychiatre Ronald Laing s’est exprimé dans Soi et les autres : « L’individu ressent non pas l’absence de la présence de l’autre, mais l’absence de sa propre présence en tant qu’autre pour l’autre ». De même que dans le désir de vaincre mon ennemi, je dois l’étudier ne serait-ce qu’à l’intérieur une même condition humaine. Ainsi, la reconnaissance en tant qu’ennemi exige déjà un rapprochement.

Rappelons que le problème à traiter est le caractère paradoxal du désir, qui est à la fois un élan vers l’autre, tout en considérant l’intérêt d’une jouissance pour soi. Effectivement, le désir semble a priori égoïste car il ne pense qu’à satisfaire l’intérêt de soi, quitte à entrer en conflit avec autrui. Par ailleurs, quand il prétend véhiculer l’amour, il ne nous rapproche que de notre vision subjective et n’a de considération pour l’autre que comme un objet de satisfaction. Toutefois, ces manières de concevoir le désir sont immédiates, car la volonté de rapprocher les hommes dans l’entraide pour un dessein commun a été précédée d’un désir de l’autre. En fait, la raison qui gouverne cette harmonie ne peut se réaliser qu’à travers les passions qui animent les hommes. Enfin, le désir est donc une force qui nous fait nous mouvoir vers un objet comme un autre. Autrui, par contre, peut être l’objet d’un désir, mais cette situation me fait comprendre les profondeurs même des sentiments que j’éprouve à l’égard de mon alter ego.

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