Le désir nous éloigne-t-il du vrai ?
Le désir est cette force intéressée qui nous tend aveuglément vers une chose que l’on s’imagine nous satisfaire, il est de l’ordre des passions. Par contre, le vrai est ce qui est conforme à notre nature raisonnable, une perspective claire sur les choses, il est de l’ordre de la réalité. En remarquant ces dimensions diamétralement opposées, on peut donc se demander si le désir nous éloigne du vrai. Toutefois, le désir peut être le produit de la curiosité stimulée par l’étonnement, elle anime la recherche de la connaissance et se dévoile comme une tension vers le vrai. Par conséquent, le dilemme s’ouvre vers de nouveaux questionnements : le désir est-il un pont jeté entre le plaisir de l’illusion et la soif de connaitre ? Pour résoudre ce problème, nous allons examiner avec plus de profondeur, en premier lieu, en quoi le désir et l’illusion sont associés. Ensuite, en second lieu, nous allons aussi considérer le fait que le désir peut nous attirer vers le vrai en tant que recherche de la vérité.
I. Le désir est caractérisé par des illusions
A. Certains désirs nous détournent de l’authenticité.
Si l’on énumère les différents types de désir, on remarquera deux qui nous écartent particulièrement de la voie de la vérité, c’est-à-dire de la réalité authentique. Tout d’abord, on peut parler des désirs naturels du corps, à savoir le besoin de se nourrir et l’envie de plaisir. Ce type de désir stimule des sensations qui déstabilisent notre attention, et au fur et à mesure qu’elles s’intensifient dans l’attente d’une satisfaction, elles nous mettent de plus en plus hors de notre contrôle. Bernard Mandeville, médecin hollandais du XVIIIème siècle, commente ce trouble provenant du désir dans La Fable des abeilles : « Et on a vu les plus timides, les plus délicatement élevés de l’un et de l’autre sexe capables de mépriser les plus grands dangers et d’oublier toute autre considération quand il s’agit de perdre un rival ». Ensuite, il y a les désirs de biens artificiels, ce sont les désirs qui n’existent pas dans la nature, mais que l’homme a créés socialement. C’est notamment le désir d’acquérir des valeurs telles l’honneur et de la gloire par l’estimation d’autrui. Ce genre de désir peut nous influencer à nous désintéresser du vrai et même à la corrompre en nous poussant à faire usage de la tromperie. Pour certains hommes publics, l’apparence est si importante qu’ils paient chers pour des mascarades médiatiques.
B. Le désir est de l’ordre de la représentation subjective
Le désir détourne notre vision des choses, pour les conformer uniquement à ce qui permet de mettre en œuvre cet objet tant désiré. Dépouillé de son regard objectif, le sujet voit l’objet de son désir non plus dans sa nature simple, mais avec des artifices pour embellir celui-ci. Être objectif, c’est plutôt se défendre de toute inclination qui se rapporte à la personne du sujet. Or, il semble que le désir est justement l’expression de cette inclination. Certes, tout le monde n’est pas toujours en accord quant au fait de déterminer quels sont les objets qui sont dignes d’être désirés et ceux qui ne le sont pas. Les dispositions et les expériences particulières de chacun offrent une connotation très subjective au désir, malgré les valeurs sociales qui font miroiter des canons de beauté, ou encore les statuts honorifiques par exemple. Nous serons parfaitement d’accord avec cette citation de David Hume énoncé dans Traité de la nature humaine : « Si une passion ne se fonde pas sur une fausse supposition et si elle ne choisit pas des moyens impropres à atteindre la fin, l’entendement ne peut ni la justifier ni la condamner ». Dans ce cas de figure, ce n’est plus le sujet désirant qui est taxé d’une erreur de perception, mais plutôt la définition du désir lui-même qui exige cette absence de norme.
Ainsi, la recherche de certains désirs peut échapper à toute forme de vérité préalablement établie, ce qui procure à notre imagination tout le loisir à interpréter, voire même à corrompre cet objet. Toutefois, que dire alors de la soif de la connaissance qui, elle, semble être aussi un désir ? Ne nous motive-t-elle pas dans la quête de la vérité ?
II. La connaissance est précédée du désir de connaitre
A. Le désir du vrai est ce qu’il y a de plus naturel à l’homme
Il semble évident que le phénomène de la curiosité montre que tout homme désire au fond de lui-même être dans le vrai. Saint-Augustin dans ses confessions formule en ce sens une remarque pertinente en disant que : « j’ai rencontré beaucoup de gens qui voulaient tromper, mais personne qui voulait se faire tromper ». En effet, dès que l’homme sait qu’il peut acquérir des connaissances plus ou moins stables de son monde, il commence à comprendre la valeur de la vérité en tant que certitude, car celle-ci est un gage de foi dans l’entreprise de ses affaires. En effet, il nous semble impossible de vivre l’esprit tranquille dans l’idée sceptique que rien n’est vrai, car cela renverrait à rendre admissible toute malhonnêteté. Où donc placer nos pas, comment avancer avec confiance dans un monde sans intégrité ? Mais pour désirer la vérité, il faut d’abord être certain que la vérité existe, c’est-à-dire que l’objet de mon désir n’est point une fiction de mon esprit. Dans le cas contraire où je doute encore de l’existence de la vérité, c’est comme si je doutais de la réalité de mon désir, ce qui est absurde.
B. On désire trouver un sens à l’existence
Derrière la recherche de la vérité se cache en fait une interrogation métaphysique fondamentale : quelle est le sens de ce qui est ? La pensée des évènements que l’homme fait face au quotidien stimule parfois des moments de méditation sur, d’abord, le sens de nos actions, puis sur le sens, en tant que finalité, même du monde et enfin, sur la direction de notre destinée. La réponse se décline soit dans l’idée d’un grand schème de l’univers, ou dans l’accomplissement personnel d’un but que l’on se donne. En tout cas, une chose est sûre, l’homme a soif de sens, il veut donner forme à sa vie, et chercher un sens à l’existence s’assimile à un désir de la vie. Dans la quête de ce désir, chaque homme se découvre, c’est une ouverture à la connaissance de soi, de ce qui nous anime et ce qui nous inspire. Mais c’est aussi un chemin vers la définition à jamais inachevée de notre être, son épanouissement unique, car le désir est une force créatrice. La pluralité des expériences au monde suscite toujours une tension indéfinie vers l’inconnu, d’où la non-satiété du désir. Cependant, le sens que nous avons retrouvé est-il dans le vrai ? En effet, la recherche a pour moteur et pour origine le désir. Ici, le critère de vérité est la réconciliation de mon désir et la représentation du monde. Freud met en avant cet effort de signifier le bonheur afin d’égayer notre existence, tel qu’il l’énonce dans Essais de psychanalyse : « On peut dire que nous sommes redevables des plus beaux épanouissements de notre vie amoureuse à la réaction contre l’impulsion hostile que nous ressentons dans notre for intérieur ».
Nous étions partis à la découverte de ce dilemme apparent entre deux aspects acceptables du désir, toutefois incompatibles : le désir de l’illusion et le désir de la connaissance. Suite à sa résolution, nous avons d’abord vu que si le désir est assimilé aux besoins du corps, alors tôt ou tard il prendra notre contrôle et on perdra de vue l’authenticité. Par ailleurs, il y a aussi des désirs qui ne sont pas de l’ordre de la nature comme celui de la gloire qui peut nous pousser à masquer la vérité. Le désir, dans sa représentation subjective, ne renvoie jamais une image fidèle de la réalité, mais est toujours entaché par des déformations inconscientes de notre part. Cependant, nous avons aussi vu que l’homme a un désir qui l’accompagne toujours, celui du désir de la connaissance. Cette forme de désir s’étend même dans le désir de signifier à l’intérieur d’un monde à priori absurde. Dans cette démarche de signification, chaque homme donne une forme authentique à son existence. En définitive, le désir ne nous éloigne ni ne nous rapproche du vrai, mais nous tend vers une réalisation continue du désir.