Le droit de propriété doit-il être limité ?

Dans l’article 544 du Code civil, la propriété se définit comme « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ». Considéré comme un droit fondamental et inviolable, la propriété est rattachée à la valeur d’une personne et ne peut être aliénée ou retirée par contrainte. Dans cette perspective, certaines délimitations doivent être posées pour respecter la liberté d’autrui, et notamment lorsque l’intérêt général le demande. Le droit de propriété doit-il être limité ? La philosophie du droit est une discipline qui bâtit ses principes, non pas sur la seule efficacité des préceptes juridiques dans la pratique, mais plutôt vers un retour sur la raison comme étant la base du droit humain. En ce qui concerne la propriété, elle encercle à la fois des questions de droit, de société et d’échange. La société peut-elle se prévaloir sur l’individu au point de lui ôter les fruits de son labeur ? Dans une première partie, nous nous intéresserons aux enjeux philosophiques du droit de la propriété à savoir les motivations pour sa protection. Et dans une deuxième partie, voyons les répercussions de la propriété lorsque celle-ci est poussée à bout dans le système capitaliste.

I. Le droit de la propriété et ses enjeux

A. La propriété est un droit reconnu grâce à l’effort individuel

Nageant à contre-courant vis-à-vis de la pensée politique de son temps, Locke a développé une théorie qui apporte un éclaircissement fondamental au concept de la propriété. Sensible à la notion de valeur ajoutée et d’effort de travail accumulé par une personne pour obtenir un bien, le philosophe anglais explique dans son Traité du gouvernement civil : « Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu’il a tiré de l’état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sans peine et son industrie propre et seule ». Cette idée serait même à la source des principes démocratiques et suppose ouvertement la suppression du droit divin sur toute emprise illégitime des autorités aux droits individuels. La nature de l’inviolabilité et de la plénitude du droit à la propriété suit une logique simple et cohérente selon le traité. Il mentionne l’origine de toute propriété à la terre, qui a été offerte par Dieu. Depuis ce vivier de ressources, les hommes peuvent ainsi retirer leurs parts en y apportant de la valeur ajoutée.

B. Un droit qui précède la formation de la société

Soulignons que la forme de la société telle que nous l’expérimentons actuellement, c’est-à-dire selon un État de droit et prônant les libertés individuelles, n’a pas toujours été ainsi. Non seulement le système de gouvernement a évolué, mais aussi les règles qui régissaient la relation et les échanges entre les individus ont changé. Considérons ce passage du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau : « Le premier ayant enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile ». Les régimes féodaux et monarchiques stipulent clairement que la terre appartient au Roi et aux seigneurs, et la condition économique et sociale dans laquelle sont plongés les paysans était définitive, quel que soit le labeur qu’ils fournissent. Le pouvoir du monarque peut certainement assujettir tout un peuple à son autorité, cependant ceci n’a pas de fondement rationnel, ne serait-ce que pour l’injustice qu’il reflète. Sur ce, mettre en avant le droit de propriété est tout à fait légitime à l’intérieur d’une société juste et égalitaire.

Sachant que le droit est principalement reconnu et octroyé pour l’individu, il est tout à fait naturel que la propriété soit l’une des choses les plus importantes pour son épanouissement. Voyons cependant les conséquences de la préconisation du droit de propriété dans le contexte économique.

II. Le droit de la propriété ne doit pas être un idéal social

A. Du droit de la propriété et de son ampleur

Tous les horizons de la propriété ne sont pas exploités au temps de Locke. En vérité, ce droit inviolable va créer des répercussions dommageables à la morale économique et civile. La spéculation, la thésaurisation abusive et bien d’autres concepts futurs concernant la propriété économique ou immobilière ont notamment incité les penseurs du XXème siècle à créer de nouvelles balises. Le véritable problème se dévoile lorsque nous observons de plus près les rapports de force entretenus par le capitaliste et le travailleur. Et pourtant, ils aspirent tous à jouir pleinement du droit de propriété, alors que leur dévouement au travail n’est pas pareil. Dans l’ouvrage Qu’est ce que la propriété écrit par Pierre-Joseph Proudhon, il est dit : « Ce que le capitaliste refuse au travailleur : l’indépendance et la sécurité du lendemain. Le salaire du travailleur ne dépasse guère sa consommation courante et ne lui assure pas le salaire du lendemain ; tandis que le capitalisme trouve dans l’instrument produit par le travailleur un gage d’indépendance et de sécurité pour l’avenir ». Ce fait nous est tellement familier que nous pensons même que cela fait partie de l’ordre naturel des choses. Or, cet abus du capitalisme peut s’estomper en limitant le droit de propriété.

B. Les limites du droit de la propriété

La force publique et autres dispositions préétablies peuvent mettre fin ou réduire le droit de propriété. En profondeur, ces balises sont d’origines légales et motivées par l’intérêt public et, dans certains cas, l’intérêt privé. Les raisons de cette décision peuvent être multiples, et selon différentes formes d’application. Nous citerons par exemple le fait de casser le monopole, les politiques de fiscalisation qui visent une répartition équitable des revenus, ou encore l’expropriation pour usage public. Les traits communs entre ces différentes mesures sont en effet le désir de rétablir le droit tout en promouvant l’égalité des chances pour les individus. Spinoza a clairement formulé la notion de justice dans Traité théologico-politique en ces termes : « La justice est une disposition constante de l’âme à attribuer à chacun ce qui, d’après le droit civil lui revient ; l’Injustice au contraire consiste, sous une apparence de droit, à enlever à quelqu’un ce qui lui appartient suivant l’interprétation véritable des lois ». Comme il est courant dans le domaine juridique, la rectification des lois contribue pleinement à faire évoluer le droit au même rythme que la société, et le droit de propriété n’en est pas une exception.

Soutenu par les pères fondateurs de la séparation des pouvoirs et du libéralisme économique, le droit de propriété a été reconnu comme fondamental et primordial par les principaux penseurs philosophiques et législateurs des derniers siècles. Aujourd’hui encore, la propriété est prêchée comme un droit inviolable garanti par la déclaration des droits de l’Homme, ce qui le place au même rang que le droit à la vie ou à l’éducation. Au fur et à mesure que la société évolue, les valeurs inhérentes à la propriété corrompent les liens entre les individus et engendre une distorsion sur les termes de l’échange. En somme, les limites législatives et réglementaires au droit de propriété ne constituent que des restrictions préventives. Ces prérogatives sont d’autant plus nécessaires pour mieux réguler les activités économiques, bien que les mesures ne soient pas explicitement mentionnées comme limitation de droit de propriété. Le droit et l’économie peuvent-ils donner du crédit aux réflexions philosophiques leur concernant ?

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