Le sens de ce que l’on dit se réduit-il à ce que l’on veut dire ?

Parler, c’est communiquer une information. Mais cette information ne s’exprime pas n’importe comment, elle est codée dans des symboles conventionnels destinés à être reconnus. Ainsi, quand nous demandons « quel est le sens de ? », c’est au dictionnaire, recueil officiel du lexique admis, que nous trouvons la réponse exacte. Mais puisque le langage est fixé selon des structures propres à la pensée, le sens de ce que l’on dit se réduit-il à ce que l’on veut dire ? Pourtant, nous remarquons qu’on n’est jamais à l’abri de l’ambiguïté de nos propos même si nous essayons d’être le plus correct. Notre interlocuteur ne reconnaît pas toujours le sens que nous voulons communiquer, au risque de se confronter à cause de cette intolérance. On est alors face à un problème : comment cerner la pluralité de sens dans le cadre rationnel et unifié du langage ? Pour résoudre ceci, dans une première partie, on détaillera l’idée selon laquelle que le langage est défini comme tel parce qu’il supporte un sens. Néanmoins, dans une seconde partie, nous verrons que le sens de ce qu’on dit précède toujours et déjà le langage.

I. Le langage et le sens se supportent

1. La culture est la pionnière du sens du langage

En premier lieu, le langage est un patrimoine conventionnel que nous avons hérité depuis les générations précédentes. Il nous est donné, instruit, incorporé avant d’être acquis. En ce sens, il est le milieu qui conditionne l’évolution de notre pensée. On ne choisit pas n’importe quel sens, car un lexique et son champ nous imposent un usage correct du langage. Mais à part la structure proprement dite du langage, l’expression verbale est un autre moyen pour s’insérer dans un champ social. Les habitus, une expression sociologique notamment développée par Bourdieu, désigne cet ensemble des dispositions durables déterminant l’individu dans son rapport social, et le langage parlé en est le moyen le plus structurant. « Parmi les peuples, comme parmi les souverains, il n’en est aucun que l’abus des mots n’ait précipité dans quelque erreur grossière », mentionne Helvétius dans De l’esprit. Quand nous interagissons dans un certain champ social, nous essayons de bien moduler ce comportement, car nous nous sentons évalués par rapport à ce que nous disons. Le sens que l’on dit se détecte non seulement dans l’émission sonore des syllabes et des articulations verbales, mais aussi par la tonalité, les ponctuations, les vocabulaires qui sont autant porteurs de sens et de signification par rapport à une culture. En faisant un certain faux pas ou un signe de maladresse, il y aura une incompréhension de la part de notre interlocuteur.

2. On ne peut pas exprimer ce qui est indicible

Néanmoins, que dire alors des malentendus, des ambigüités ou de la différence de conception d’un mot entre nous et notre interlocuteur, qui se manifestent fréquemment et ne relèvent plus d’une simple erreur ? Ces distorsions dans la communication ne montrent-elles pas un certain écart entre le langage et le sens, autrement dit une incapacité du langage à signifier ? Certains diront qu’il s’agit d’un manque d’effort dans l’éclaircissement des termes et de leur mis en contexte, or cette lacune peut se réparer au fil du temps. En effet, nous comprenons l’idée que nous voulons exprimer, mais les mots n’y correspondent pas. Soulignons que la métaphysique est remplie de difficultés de la sorte, à tel point qu’il faut créer des termes nouveaux pour désigner ces pensées incomprises par le grand public. « Les Platoniciens postérieurs sont tombés dans des extravagances du langage, les Aristotéliciens et surtout les Scolastiques ont eu plus à cœur de faire surgir des questions que de les résoudre », constate Leibniz. A vrai dire, le problème de la métaphysique ne vient pas du langage. Une pensée qui ne peut se comprendre dans un langage n’est pas une pensée, c’est une obscurité.

Il semble donc improbable qu’on puisse dire autre chose que ce qu’on veut dire, car nous ne pouvons pas mentir à notre pensée. Toutefois, ce que l’on dit est-il toujours transparent à nous même ?

II. L’exigence de sens fait évoluer le langage

1. L’inconscient influence l’utilisation du langage

Il arrive en effet des moments où nos paroles contiennent non pas de simples erreurs de choix de vocabulaire, mais des sens qui échappent à notre volonté. La psychanalyse explique que nos comportements en général portent des sens cachés qui proviennent de désirs refoulés par le tabou social. En ce sens, nos paroles ne délivrent pas toujours des sens clairs à notre conscience, et parfois nous faisons sortir de notre bouche des mots ironiques, inappropriés au contexte (les lapsus). Freud explique la portée du sens tel qu’il est compris dans les interprétations psychanalytiques : « Pour nous, ce « sens » d’un processus psychique n’est autre chose que l’intention à laquelle il sert et la place qu’il occupe dans la série psychique. Nous pourrions même, dans la plupart de nos recherches, remplacer le mot « sens » par les mots « intention » ou « tendance ». Certes, on ne peut pas accorder à la psychanalyse le bénéfice du doute, puisque c’est une discipline d’étude aux théories purement interprétatives, cependant elle a justement ce mérite d’évaluer l’homme en tant que foyer et concepteur de sens. Notre langage n’est pas seulement la somme de simples conventions, que sont les mots, qu’on exerce dans leur littéralité, mais une véritable structure dynamique où l’expression de sens, inconscient ou conscient, prime sur le symbole reconnaissable extérieurement. Les différentes figures de style attestent bien ce désir de se libérer des mots qui n’arrivent pas à « accoucher » ce que l’on veut exprimer.

2. Le sens évolue à partir de nouvelles expressions et compréhensions.

En ce sens, nous pouvons dire au final que les mots ne sont pas faits pour être figés, mais qu’ils évoluent dans le désir de l’homme de s’exprimer et de se faire comprendre. Dans notre spontanéité, par pure intuition nous usons d’un mot dans un contexte qui lui est originairement étranger, mais par la suite peut néanmoins servir dans la communication, à force de convention. Voltaire a lui-même constaté dans Dictionnaire philosophique que : « Toutes les langues tiennent plus ou moins de ces défauts ; ce sont des terrains tous irréguliers, dont la main d’un habile artiste sait tirer avantage ». Notre interlocuteur reçoit notre intuition et se prête au jeu où il est un interprète co-créateur. Nous devenons alors les médiateurs d’une création qui s’opère entre le sens commun du mot d’origine et sa situation contextuelle. C’est ainsi que malgré un décentrement presque radical du sens d’origine, les connotations devenues populaires deviennent officiellement de nouveaux usages pour ces termes.

Comment s’exprimer si ce que l’on veut dire renvoie à autre chose ? Il semble que ce que l’on dit n’est que l’expression de ce que l’on a à dire, puisque le langage conditionne notre pensée. Le langage fait partie de la culture qui s’enracine en nous, de sorte que chaque champ social où nous interagissons dispose en nous un style d’expression que nous devons employer correctement. Mais encore, dans notre for intérieur, quand le langage ne vient pas au sens, c’est la pensée qui est tout simplement obscure, sinon on risquerait de dire quelque chose d’impensable, voire même qui n’existe pas. Pourtant, l’expérience atteste clairement que ce que l’on veut dire n’est pas toujours clair à notre conscience. Nos propos ne sont pas toujours volontaires, comme c’est le cas des lapsus. Ils portent des sens cachés qu’on ne peut dévoiler que par une volonté d’interprétation. Le sens de ce que l’on dit dépasse ce que l’on veut dire, car l’interprétation des mots est dynamique, pour nous autant que pour notre interlocuteur. En définitive, le sens est à la disposition du contexte et de notre imagination, car le langage dans l’effort de signification est une ouverture au dialogue et non un conformisme.

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