Les hommes peuvent-ils s’entendre sur ce qui est juste ?
Aux premiers abords, il semble que chacun ait un sentiment fort de ce qu’est la justice quand il s’agit d’injustice. Ce sentiment est en fait sous-tendu par un autre, qui est celui de la légitimité quand nous subissons le malheur et demandons une certaine réparation au nom de quelque chose qui nous transcenderait (justice divine, justice naturelle, justice institutionnelle). Pourtant, il arrive dans bien des cas, puisque ce sentiment est d’abord intimement suivi par de fortes émotions, qu’on use trop bien souvent de ce mot dans notre intérêt personnel. Cela suppose l’interrogation selon laquelle les hommes pourraient s’entendre sur ce qui est juste. La problématique qui en découle concerne les enjeux d’un monde sans justice objective, car pourrait-on indéfiniment débattre de sa nature? En fait, dans une première partie nous allons voir que ce qui est juste se fait d’abord sentir par des particularités individuelles ; ensuite, dans une deuxième partie, on remarquera qu’elle est aussi socialement construite.
I. L’idée de justice renvoie à un sentiment personnel
A. Les hommes sont nés inégaux
Si la justice renvoie nécessairement à l’idée d’égalité, il faudra considérer que la première évidence sur la condition humaine montre que les hommes sont nés différents. D’un point de vue biologique, on n’a pas toujours les mêmes dispositions physiologiques. Certains sont dotés d’aptitudes naturelles avantageuses et d’autres, plutôt handicapantes, par rapport à une certaine référence dite normale dans une qualité physique définie.« La première et la plus remarquable de ces variétés (qui se trouvent entre les hommes de différents climats) est celle de la couleur, a seconde celle de la forme et de la grandeur, et la troisième celle du naturel des différents peuples », constate Buffon. D’un point de vue sociologique, les hommes naissent dans différents champs sociaux, disposant ainsi de leurs biens matériels, leurs statuts, leur culture, le tout structurant leur manière de penser et d’agir de façon durable. Il faut noter que les différences sont parfois à un niveau de détail et de multiplicité tel qu’il leur faut une référence normative quand on parle d’inégalité. Il faut mettre en perspective ce qui est comparable entre les termes à comparer dans une échelle commune. La condition humaine, cette mise en contexte de l’existence de tout homme, place ce dernier dans des structures déjà définies qui ne lui laissent pas vraiment un large espace de discussions sur ce qui est juste ou non. Cependant, quand le sentiment de légitimité est invoqué, on a toujours cette impression de reconnaitre la justice. Pourquoi ?
B. Ce qui est juste n’est pas sans affect subjectif
Platon, dans La République nous illustre le problème moral de la justice avec l’exemple de Gygès. Gygès était un berger qui a eu la fortune d’obtenir un anneau particulier qui lui donnait le pouvoir d’être invisible. Étant dans un tel positon extraordinaire, il constata l’étendue de ce pouvoir dans la considération de ses fins personnels, car pouvant le libérer des sanctions sociales. En effet, une telle situation nous pousse à questionner la nature morale de la justice. Est-elle un sentiment qui répond nécessairement à la crainte d’une sanction, car quand celle-ci ne s’applique pas ne voyons-nous pas des opportunités libres à exprimer toute notre volonté ? Gygès, détaché d’un sens moral, choisit de considérer l’intérêt qu’il pouvait tirer d’une telle opportunité en tuant un roi et usurpant son pouvoir. On pourrait d’autant plus étendre cette idée d’intérêt personnel que l’homme ne se soumet aux lois que pour son intérêt, et le sentiment de justice ne serait que le produit d’un sentiment de légitimité subjective. En effet, considérons comme Rousseau que l’égoïsme est né de l’idée d’appropriation de divers biens matériels, telle une propriété terrestre. Il faut noter qu’un terrain n’appartient objectivement à personne mais est approprié dans la légitimité de s’y être établi en la travaillant- et que pour protéger cette légitimité, l’homme se soumet à des dispositions politiques lui garantissant légalement des droits de propriété normatifs. En tant que propriétaire, j’ai donc le droit de défendre mes biens par l’usage de certaines forces répréhensibles dont l’application est protégée par la loi. L’enjeu d’un tel sentiment est que l’on peut user des droits dans des fins voilées par l’idée de légitimité. Un homme que je hais subjectivement et qui traverserait mon terrain peut être une proie légale de ma violence au nom de la défense de mon territoire.
L’idée de justice dépend donc d’une disposition naturelle et culturelle et renferme secrètement la corruption d’un sentiment d’intérêt personnel. Toutefois, à cet égard, on remarque que des civilisations « fonctionnent » sans tomber dans un anarchisme total. Comment expliquer cela ?
II. Les hommes comprennent mutuellement l’idée de justice
A. Les hommes s’accordent à renoncer à leur liberté personnelle dans l’édifice de l’État
Il est certain que chaque homme s’occupe d’abord de ce qui l’intéresse, mais dans l’absolu ce serait ignorer la manifestation historique de l’État moderne qui veut instituer une distribution plus ou moins égalitaire des droits de son peuple. L’État de droit est cette entité normalisant où les individus ont signé un contrat social dans la volonté générale d’établir la justice institutionnelle. Cette dernière renvoie au pouvoir judiciaire qui va procéder à l’évaluation de ce qui est juste ou ce qui ne l’est pas, et ce, conformément aux lois. « On appelle aussi la Justice et l’Injustice, Équité et Iniquité, parce que les magistrats institués pour mettre fin aux litiges sont tenus de n’avoir aucun égard aux personnes, mais de les tenir pour égales et de maintenir également le droit de chacun ; de ne pas porter envie aux riches ni mépris aux pauvres », précise Kant. Ensuite, si je viens à user de la force à cet égard sans qu’une instance me protège des possibles représailles, il n’y aura alors qu’un conflit perpétuel jusqu’à une annulation définitive de l’un de nous. Pour qu’il y ait un espoir de stabilité et de sécurité, il faut que chacun de nous fasse le compromis de quelque liberté pour former un juge qui ne serait pas arbitraire en lui transférant l’autorité et le laissant redistribuer en nous une nouvelle forme de liberté qu’est le droit positif.
B. Les hommes s’accordent sur le respect mutuel
Certes, l’homme est un animal à l’instinct de survie influençable par la crainte, mais il est également animé par des aspirations à la transcendance. La justice est en fait un thème métaphysique par excellence qui ne saurait être réduit à une sensibilité matérialiste. Il faut reconnaitre par exemple que l’idée de propriété même est imbue de valeur existentielle -Un chien n’offrirait pas sa vie pour sa niche-. L’idée de justice, bien plus que simplement personnalisée, est universellement partagée dans le sens de la sympathie vertueuse.« Les instincts sympathiques comportent seuls un essor inaltérable, parce que chaque individu s’y trouve secondé par tous les autres, qui compriment au contraire, ses tendances personnelles », a compris Auguste Comte. Que l’on ait des cultures qui nous déterminent, mais que des sentiments universels tels que le courage, la souffrance, la peur, la discipline, l’effort, la volonté éveillent à chaque tension humaine une reconnaissance altruiste. Il n’y a pas eu de chocs de civilisations où des ennemis ne se sont arrivés à se respecter, à avoir un sens de l’honneur et du dégoût pour l’abus excessif de la torture. Toutefois, objectera-t-on, comment alors expliquer ces horreurs xénophobes, tel le nazisme, si ce n’est par l’animalité sadique dormante en chacun de nous ? L’injustice n’est pas en fait un vœu de méchanceté, c’est un concept comme la justice qui transcende la seule individualité. Les hommes suspendent leurs jugements altruistes lorsque les circonstances performantes d’une structure culturelle sont trop fortes. Les Allemands qui ne s’y sont pas adhéré, ne serait-ce que dans l’esprit, n’étaient pas motivé par d’autres valeurs politiques ou étaient plus humains, ils étaient juste des résistants comprenant la simple souffrance que cette idéologie affecterait.
Les questions concernant la notion de justice montrent que cette dernière est particulièrement difficile à saisir, car elle est toujours une tension entre subjectivité et objectivité. Nous avons d’abord pu dégager que sa subjectivité résidait dans son affectivité sociale qui est formée dans le sujet par un esprit de légitimité, et qu’ensuite nous avons vu que cet esprit a structuré une instance institutionnelle qui conceptualise sa forme positive dans la distribution de droits. Toutefois, croire que le sentiment de justice humaine serait purement lié à la légitimité devenue légale, instaurée par une force oppressive, serait presque le réduire à rien de plus qu’un animal qu’on aurait simplement conditionné. Au final, l’idée de justice est universelle, car humainement basée sur l’idée de respect mutuelle afin de faire valoir cette même condition vitale.