Les leçons de l’expérience suffisent-elles à nous rendre savants ?
Dans les temps anciens, la dénomination « savant » est réservée à une minorité, notamment des élites qui avaient le privilège de s’abreuver de toutes les connaissances existantes. Par contre, l’expérience est ce qu’il y a de plus banal, ce que le commun des mortels érige en tant que source de connaissance applicable au quotidien. En reliant les deux conceptions, il nous vient immédiatement en tête que les données que l’on tire de l’épreuve des faits ne sont pas essentielles dans la constitution d’un savoir. En ce qui concerne l’expérience, deux sujets ayant deux points de vue différents ont chacun une expérience différente sur un même fait. Or, un vrai savoir se doit d’être universel pour qu’il puisse être communiqué et enseigné. L’idéal auquel aspire la philosophie est alors ceci : les leçons de l’expérience sont inséparables de la connaissance du monde. Qu’est-ce que l’expérience pourrait apporter que le savoir n’a pas ? Pour résoudre ce problème, on va d’abord voir quels sont les enseignements de l’expérience qui permettent d’étoffer le savoir. Par la suite, nous continuerons en disant que ce sont les exigences d’un vrai savoir qui canalisent la théorisation de l’expérience
I. L’expérience fournit une connaissance concrète du monde
A. Les pratiques issues de l’expérience ne sont pas inutiles
Que serait un savoir si son contenu se rapporte peu ou rien aux faits concrets ? De premier abord, il est manifeste que les théories sont des généralités qui ne donnent rien à appliquer que si on les met à l’épreuve des faits. Une théorie, pour celui qui ne l’a pas encore vécu, n’est qu’une représentation mentale, une forme vide, car elle n’informe pas sur la sensibilité concrète de la réalité. En d’autres termes, « la perception, entendue comme nous l’entendons, mesure notre action possible sur les choses et par là, inversement, l’action possible des choses sur nous », disait Bergson dans Matière et mémoire. On peut par exemple lire nombreux cours sur la meilleure manière de nager avec les détails les plus fins possible, mais on ne saura jamais ce que le mot « flotter » ou « nager la brasse » renvoie exactement sans se frotter à la situation même. Dans l’expérience d’un fait, le corps « écoute », il ajuste ses sens à la situation. Il serait vain d’enregistrer à la lettre les recommandations d’une théorie sans d’abord laisser le corps s’adapter petit à petit à chaque étape de son immersion dans la situation. Ce n’est que dans l’expérience qu’on obtient un véritable enseignement, car elle nous donne la possibilité d’évoluer et de faire évoluer notre savoir.
B. L’expérience enrichit notre champ de perspective
On dit souvent que les expériences aident à grandir, mais quelle est la pertinence objective de cette affirmation populaire ? Une expérience en soi n’est ni positive ni négative, il revient à celui qui l’a vécu d’en juger la portée. Une chose est néanmoins sure : une expérience est toujours enrichissante et ceci ne peut qu’élargir notre champ de perspective. En effet, vivre une expérience c’est accumuler de nouvelles données. On tâtonne un terrain inhabituel, on fait des erreurs puis de nouvelles informations s’impriment dans notre mémoire. A la différence des bouquinistes, ces informations s’impriment sur notre corps, dans toute sa vivacité et son authenticité. Quand on a recours à l’expérience, nous reconnaissons la différence d’un cas à un autre, une reconnaissance qui est cruciale pour l’émancipation de notre vision du monde. C’est ce qui a fait dire à Hilary Putman dans Raison, vérité et histoire : « Nous ne sommes pas prisonniers d’enfers solipsistes individuels ; nous sommes plutôt où se combinent la collectivité et la responsabilité ». Donc, si un homme veut véritablement mériter le titre de savant, il faudrait d’abord qu’il tienne compte de tout ce qui est, c’est-à-dire de la multiplicité dans le réel, et en l’occurrence dans ce qu’offre l’expérience.
Les données de l’expérience sont donc cruciales pour fonder de vrais savoirs. Non seulement, ils valident nos théories, mais ils enrichissent en même temps notre savoir. Toutefois, quelle est alors la différence entre un savant et un homme ordinaire, si les deux sont, dans leur quotidien, constamment confrontés à l’expérience ?
II. Les leçons de l’expérience sont en deçà du vrai savoir
A. L’homme introduit ses passions dans l’expérience
Bien que l’expérience puisse nous fournir des généralités sur un phénomène, surtout lorsque celle-ci est répétitive, nombreux sont ceux qui se méprennent sur la vérité et la clarté de ces propos. D’un côté, ce qui est vécu et perçu par un sujet particulier suppose toujours l’intervention de ses sentiments. En faisant face à la situation, on voit toujours les choses d’un certain point de vue qui stimule la logique des passions (haine, jalousie, amour, crainte). Puis, ils peuvent aussi renvoyer à notre culture propre, et la façon selon laquelle nos mœurs et nos traditions, voir notre langage catégorisent les faits (ethnocentrisme et autres discriminations). Enfin, notre expérience peut être limitée ou déformée par des pathologies inhérentes à notre organisme. Comme le disait Descartes dans Les passions de l’âme, « car l’expérience fait voir que ceux qui sont les plus agités par leurs passions ne sont pas ceux qui les connaissent le mieux, et qu’elles sont du nombre des perceptions de l’étroite alliance qui est entre l’âme et le corps rend confuses et obscures ». Fondamentalement, une expérience n’est donc jamais reçue de manière neutre. Elle se construit avec la particularité du sujet et ses propres points de vue. D’une manière générale, on constate que tout est question de référence dans un système conceptuel donné.
B. L’expérience n’a de sens que dans une cadre théorique
Un fait ne dit rien a priori et ce n’est pas l’expérience en soi qui est responsable de sa conception naïve, imprudente et hâtive. C’est plutôt notre entendement qui synthétise l’expérience avec nos sentiments, habitudes et cultures. A cet égard, Il ne faut donc pas attendre passivement que l’expérience fournisse une leçon qui corrigera notre subjectivité. Le savant qui doit toujours être rigoureusement soucieux de l’objectivité doit diriger l’expérience rationnellement, c’est-à-dire avec la faculté analytique de la raison à vérifier la cohérence. Nous pouvons alors rejoindre la réflexion d’Auguste Comte selon ces termes : « En quelque ordre de phénomènes que ce puisse être, même envers les plus simples, aucune véritable observation n’est possible qu’autant qu’elle est primitivement dirigée et finalement interprétée par une théorie quelconque ». En ce sens, il faut penser l’expérience dans un cadre scientifique pour pouvoir l’ériger en savoir. D’abord, nous devrons observer un fait qui nous préoccupe ou qui nous étonne en évitant autant que possible l’arbitraire. Sachant que ce fait ne nous est problématique que quand elle s’avère contradictoire à une théorie ou une croyance, la problématique devrait alors s’ancrer dans l’interrogation sur les faits à travers des hypothèses. Cela pour permettre des conditions objectives pour l’« observation expérimentale », c’est-à-dire un examen objectif de la réalité concrète.
Pour parler de l’apport de l’expérience dans l’élaboration du savoir, il nous a fallu revenir sur la différence fondamentale entre ces deux notions. D’une part, l’expérience procure une intimité directe avec le corps, donc une connaissance pratique et détaillée sur une situation. La réalité, c’est-à-dire ce qui est, se manifeste et s’offre immédiatement à la connaissance par l’expérience, et le véritable savant ne peut faire abstraction de ce qui est. Mais d’autre part, la connaissance issue de l’expérience n’est pas aussi pure, car elle est toujours entachée par les points de vue subjectifs de l’individu. Seule une approche théorique permet de dégager l’essentiel de l’expérience, et de l’incorporer à l’intérieur de l’univers du savoir. Dans l’histoire, l’humanité n’a engendré qu’une poignée de savants, cela signifie que l’expérience y est pour quelque chose. L’expérience ne signifie pas nécessairement une longue vie et faire beaucoup de rencontres ; il s’agit d’une grande ouverture d’esprit et une grande capacité d’imprégnation vis-à-vis de la réalité.