Les machines nous libèrent-elles du travail ?

L’Homme est un technicien inné. Tout au long de sa vie, il se sert de sa technique pour inventer de nouveaux moyens en vue de satisfaire ses besoins. Le travail qu’il fait jour après jour fait d’ailleurs partie intégrante de son identité, de son « humanité ». Il s’agit à la fois d’une activité contraignante, souvent jugée aliénante, que les machines –fruit de la technique –permettent de se libérer. C’est dans cette optique que le philosophe se questionne : les machines nous libèrent-elles du travail ? En faisant une extension sur cette réflexion, les éventuelles répercussions de l’avènement des machines ont été passées sous silence, à cause de l’évidente efficacité de celles-ci sur la vie de la société. Si tel est le cas, est-il souhaitable que le travail disparaisse entièrement du quotidien de l’Homme suite à l’invention des machines ? En vue de donner des pistes de réflexion sur ce questionnement, nous allons examiner le problème sous trois angles différents. En premier lieu, nous expliquerons pourquoi il est souhaitable que la machine décharge l’Homme du travail. Ensuite, nous nous attarderons sur les éventuelles conséquences néfastes de ce cas de figure. Enfin, nous verrons comment l’application de la technique conduit à la vraie libération.

I. La machine allège le travail humain

L’Homme est à la fois doté de désirs et de besoins. Cependant, il ne peut pas s’approvisionner dans la Nature à l’état brut, ce dernier nécessitant encore transformation de sa part pour être compatible à ses exigences. Le travail devient alors la seule manière pour lui d’assouvir ses besoins primaires, notamment assurer sa subsistance et se sécuriser un logis. Toutefois, il est contraint de se mettre au service d’un autre pour gagner une rémunération, plus ou moins proportionnelle aux efforts qu’il a déployés. Qu’est-ce que le travail ? « Le travail est la mise en jeu de toutes les richesses et de toutes les forces naturelles ou artificielles que possède l’humanité dans le but de satisfaire tous ses besoins », répond Comte dans Discours sur l’ensemble du positivisme. Mû par un désir ou un besoin, il réfléchit et trouve un moyen de réaliser ses envies. Par ailleurs, l’homme est condamné à transformer la nature : il construit par exemple des barrages pour les systèmes d’irrigations des cultures et la protection en cas d’inondations. Cependant, le produit du travail revêt généralement un caractère éphémère : ce sont des consommables. En ce sens, le travail devient une activité pénible et aliénante dont nous souhaitons nous affranchir.

Dans une perspective plus large, à défaut de posséder une force ou une mobilité similaire aux animaux, l’homme est doté de raison. Ses facultés intellectuelles et sa liberté de penser et d’agir l’amènent à développer de nouveaux moyens techniques, notamment les machines, pour se libérer des contraintes du travail. En effet, les performances des machines ont été mises à l’épreuve et prouvées : elles dépassent largement celle du corps humain. Ainsi, le progrès et la multiplication des machines permettent de produire plus vite tout en dépensant moins d’effort physique. D’ailleurs, ce type de progrès technique est partiellement à l’origine de l’abolition de l’esclavage, comme l’a constaté Le Commandant Lefebvre des Noëttes dans La force motrice animale à travers les âges, « tant que les animaux de trait, importés ou nés dans le Nouveau Monde, furent en nombre insuffisant, tant que la force motrice animale fit défaut, l’esclavage des nègres fut maintenu ». Ici, la traction animale est déjà classifiée en tant que forme primitive de technique. Il devient possible d’inférer que la machine est garante de la liberté de l’homme. Grâce à elle, la notion de « droits » attribué à chaque personne devient effective.

La machine libère ainsi l’homme du travail et l’arrache par extension à la relation de servitude qu’il entretient avec la Nature, d’une part, et son travail en lui-même d’autre part. Mais ce faisant, la machine n’ôte-t-elle pas une composante essentielle de l’identité humaine ?

II. La machine est aliénante pour l’Homme

Le travail représente l’expression de la liberté et de l’intelligence de l’homme. Que ce soit dans les domaines de l’art ou de l’artisanat, il fait preuve de technicité en vue de créer des produits uniques et/ou utiles. L’art revêt alors le sens primitif du mot technique, c’est-à-dire « ce que l’on n’a pas l’habileté d’exécuter de suite, alors même qu’on en possède complètement la science, voilà seulement ce qui dans cette mesure est de l’art », selon la définition de Kant dans Critique du jugement. Face à cette nature transcendantale de la technique, le travail devient alors, en utilisant la technique, la marque de l’identité, voire de la condition humaine. Alors qu’il transforme le réel, il prend conscience du pouvoir qu’il peut exercer sur ce qui l’entoure, d’une part ; de sa liberté dans l’exercice de ce pouvoir d’autre part. Le travail ne se limite donc pas à lui procurer un confort matériel, il donne également du sens à son existence.

Afin de répondre aux prérogatives des exigences temporelles et de production, des machines sont employées, et le travail à la chaîne est adopté. Malheureusement, ce système prive l’ouvrier de sa liberté de penser puisqu’il est désormais attendu de lui qu’il performe des gestes répétitifs jour après jour. Or, la faculté de raisonner distingue principalement l’être humain des autres êtres vivants. C’est dans cette optique que Proudhon arrive à la conclusion que la machine est aliénante pour l’homme. Il avance d’ailleurs que « La machine (…), après avoir dégradé le travailleur en lui donnant un maître, achève de l’avilir en le faisant déchoir du rang d’artisan à celui de manœuvre. »

L’augmentation de la productivité générée par l’utilisation des machines dans les systèmes de travail mécanisé et industrialisé encourage la surconsommation. Ainsi, de nombreuses marques et enseignes voient le jour et s’affrontent dans une concurrence acharnée. Ainsi, l’homme est obligé de travailler davantage, que ce soit pour produire ou pour s’offrir les objets de ses désirs grandissants.

La machine, loin de soulager l’homme du travail, le condamne ainsi à travailler plus qu’il ne faut. Quelles sont les implications de l’introduction de la machine sur l’humanité ?

III. Le sens de la technique a été mutilé par l’homme

Si le travail fait partie intégrante de l’essence de l’homme, il va sans dire que les changements qui s’opèrent sur la manifestation du travail influent sur son identité. Par exemple, l’accroissement économique apporté par l’industrialisation, couplé avec le système capitaliste, creuse des inégalités sociales entre les individus. Ainsi, loin d’être libérées du travail, une majorité de personnes sont exploitées. Certes, l’esclavage a été aboli ; néanmoins, le système de travail mis actuellement en place rend l’ « ouvrier » esclave du travail, sous une forme différente. Ainsi, paradoxalement, l’homme finit par trouver de la libération dans son travail, lorsque ses compétences et technicités sont requises.

Si les machines, qui sont de purs objets, sont désormais la servante de l’homme, qui sait penser et réfléchir, alors la logique du travail devrait suivre ce même schéma. En effet, le travail n’est pas un mal en soi, et si le travailleur juge que cette tâche est aliénante et qu’il faudrait s’en libérer par quelque façon, ce ne sera pas à travers la technique que cela sera possible. La pénibilité physique du travail est une chose, la nécessité de la division du travail et les rapports humains issus du mode de production en est une autre. C’est dans ce deuxième volet que la libération devrait se penser et s’opérer, tel que Marx l’a évoqué dans le Capital : « ils l’accomplissent avec la moindre dépense d’énergie possible et sous les conditions qui sont les plus dignes de leur nature humaine et qui y sont les plus adéquates ».

En conclusion, la société occidentale ainsi que la mondialisation n’ont pas pu atteindre leur stade d’évolution actuelle sans le recours à la technologie. Le travail dispose désormais d’une alliée, à savoir la technique, et les deux sont tout autant utiles à l’existence de l’homme. Mais même si la machine peut partiellement libérer l’Homme du travail, les retombées n’en sont pas toujours souhaitables, car les transformations des conditions de travail ainsi que des rapports sociétaux engendrent des conflits de sens et de valeur chez l’homme. La technique devrait être réduite à son simple statut d’un outil, un moyen d’alléger ses difficultés dans l’exercice de ses fonctions. Après tout, l’Homme se réalise dans le travail en lui-même, dans la mesure où il prend pleinement conscience de sa véritable condition.

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