Les machines peuvent-elles penser ?

L’homme est un producteur, il transforme les matières naturelles pour les adapter à ses besoins, il crée lui-même ses propres outils pour acclimater son environnement selon ses exigences. Mais l’homme est également un penseur, il ne se suffit pas à produire et consommer, et se prémunir des ressources contre les dangers : il réfléchit à ses actes, donne de la valeur à ce qui est beau et prend du plaisir à discuter des idées avec ses semblables. Ces deux principales préoccupations ont marqué l’histoire de l’humanité, jusqu’à un point où il a réussi à créer des instruments capables de supplanter ses capacités physiques et intellectuelles. Et pourtant, « l’intelligence envisagée dans ce qui parait en être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d’en varier indéfiniment la fabrication ». Cette position de Bergson évoquée dans l’Evolution créatrice semble bien dépassée lorsqu’on fait face actuellement aux créations ingénieuses telles que les logiciels et l’intelligence artificielle. Le questionnement qui en découle suppose alors si les machines prenaient le relai pour penser à la place des hommes, c’est-à-dire d’émettre des jugements et de prendre des décisions. La pensée qui est considérée comme l’essence de l’homme ne serait-elle qu’une simple faculté, dont l’épanouissement permettra de se dépasser pour que les objets puissent s’en approprier ? En guise de réponse, nous analyserons dans un premier temps l’idée originale qui a poussé l’homme à créer des machines ; dans un second temps, nous développerons la vraie nature de cet être créateur d’outil et de machine, c’est-à-dire sa nature pensante ; et pour finir, nous conclurons que la pensée est réservée à l’homme, et que la prétention de l’homme à vouloir déléguer toutes ses activités intellectuelles aux machines est vaine.

I. Les machines sont de purs objets techniques

Avec l’avènement de la technologie dans notre époque contemporaine, il est difficile de se défaire de l‘idée selon laquelle les machines sont le symbole de la sophistication de l’intelligence humaine. Sauf que ces instruments, considérés dans leur simplicité, sont des objets ordinaires destinés à des fins pratiques, et ce, bien que l’intelligence de l’homme se manifeste ici par l’habileté de sa main. « La plupart des machines, au sens le plus étroit de ce mot, ne comportent rien qui mérite d’être appelé science », disait Russell dans l’Esprit scientifique et la science dans le monde moderne. En retraçant l’histoire, la technique a évolué conjointement à la science, mais d’une manière contingente, c’est-à-dire que la science a voulu servir la technique à cause des caprices humains. Par conséquent, il existe un décalage entre la science et la technique selon un point de vue théorique. Sartre résume sa compréhension de la machine dans Cahiers pour une morale en ces termes : « Une machine, c’est-à-dire un ensemble organisé de moyens se commandant les uns les autres en vue d’une fin ».Cela revient à dire que la machine est conçue pour le travail, c’est-à-dire que non seulement elle présente une efficacité d’un point de vue technique, mais surtout destinée à produire un profit économique. La technicité consiste à obtenir un même résultat pour un effort moindre et pendant une durée plus courte, et l’avantage économique réside dans le gain de temps et la valeur marchande qui en découlent. En comparant ainsi le fruit du travail humain avec celui de la machine dans son ouvrage majeur La capital, Marx découvre que « Si le procès de travail ne dure que jusqu’au point où la valeur de la force de travail payé par le capital est remplacée par un équivalent nouveau, il y a simple production de valeur : quand il dépasse cette limite, il y a production de plus-value ».

On a vu précédemment que la technique vise un but essentiellement économique, et la science n’intervient que pour renforcer ce rôle enrichissant de la technique. Mais l’intelligence qui se déploie dans la technique est différente de celle qui se manifeste par ce qu’on appelle raison.

II. La raison est le centre de la décision, du jugement et de la pensée

Quand on parle d’intelligence, la première idée qui nous vient en tête est la capacité de l’homme à résoudre des calculs de haut niveau et à se défaire triomphalement des difficultés de la vie. Mais la raison présente un niveau plus profond lorsqu’il s’agit de déployer la pensée au-delà de tout souci pragmatique ou de la recherche de l’efficacité. Car selon la conception de Hegel dans La raison dans l’histoire, « la raison est la substance, c’est-à-dire ce par quoi et en quoi toute réalité trouve son être et sa consistance ».Certes, cette définition relève de la métaphysique, mais cela nous permet de dégager que la raison est ce qui rend possible la pensée, et d’un point de vue humain c’est ce qui le différencie des animaux. La raison élève l’homme au-dessus de la condition animale, qui est limitée par les instincts de survie ; l’homme, par contre, s’intéresse à son être, à son existence et surtout à sa mort. Le célèbre passage des Pensées de Pascal l’atteste clairement : « Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser ». Quand on analyse la manifestation de la pensée, c’est la création de valeurs qui est visée, avec le jugement qui s’ensuit, et surtout la moralité qu’elle supporte, aussi abstraits et profonds que soient les idées qui en résultent. Cette orientation de la pensée est, notons-le, épurée de tout souci d’efficacité, et c’est ce qui légitime la considération d’une supériorité de l’homme en tant qu’homme. « Le seuil de notre modernité n’est pas situé au moment où on a voulu appliquer à l’étude de l’homme des méthodes objectives, mais bien le jour où il s’est constitué un doublet empirico-transcendantal qu’on a appelé l’homme », disait Foucault  dans Les mots et les choses.

Puisque nous avons étayé en profondeur en quoi consiste la pensée, nous pouvons à présent faire une nette comparaison entre la faculté de jugement qui est distinctif de l’homme et l’intelligence qui peut être dupliquée artificiellement.

III. Il est impossible pour les machines de penser

Pour mieux comprendre les enjeux qui pèsent sur l’humanité dans le cas où les principales facultés de l’homme vers les machines, nous pouvons dans un premier temps transposer cette éventualité envers les animaux. Les machines peuvent-elles substituer la force productive des animaux ? Sans hésiter, nous répondrons que oui, car l’application des machines, et de même les animaux, dans quelque processus de travail engendre un résultat observable et mesurable. Or, la pensée n’est aucunement qualifiée en tant que force productive, et l’exercice de la pensée relève d’un autre ordre. « La connaissance par concept s’appelle la pensée » explique Kant dans la Logique. Par conséquent, si l’ambition de l’homme le pousse à doter les machines d’une fonction réflexive, c’est une pure utopie de sa part. S’il en était autrement, les machines seraient capables de produire et d’évaluer des œuvres artistiques, de prier quelques divinités et d’exceller dans de domaine de la philosophie, ce qui est absurde. Etant des figures par excellence de l’épanouissement de la pensée, ces trois disciplines qui sont l’art, la religion et la philosophie n’ont aucun point commun avec les machines. Wittgenstein a compris dans son ouvrage Tractatus Logico-philosophicus que « la philosophie n’est aucune des sciences de la nature », donc même le pouvoir de la science à transformer et dominer la nature par l’augmentation des performances des machines n’est pas comparable à la pensée relative à la philosophie. Tout compte fait, il existe un fossé infranchissable entre l’homme et la machine, à savoir la capacité de réfléchir, ce qui est différent de la capacité de raisonner selon les calculs logiques. Cette dernière est tout à fait attribuable aux technologies informatiques, mais ces dernières ne peuvent concurrencer les disciplines marquées par la transcendance, c’est-à-dire « quelque chose appartenant en propre à la réalité humaine » comme le définit Heidegger dans Qu’est-ce que la métaphysique ?

Bien que la complexité des inventions humaines ne vise plus le souci d’un travail moins pénible, mais s’oriente davantage vers la course de la performance, il n’est pas toujours possible pour l’homme de renoncer à son essence pour les concéder à des machines. Dans la théorie aussi bien que dans la pratique, l’ambition humaine de créer des machines capables de rivaliser avec ses fonctions réflexives est tout simplement contraire à sa dignité et à sa nature. Par ailleurs, les machines ne sont pas originellement destinées à ce rôle, et le fait d’imaginer que les machines puissent réfléchir relève de la facticité et de la passion démesurée de l’homme. En somme, l’évolution des machines au cours de l’histoire montre que ces instruments demeurent des œuvres du génie humain, et ne peuvent devenir l’égal de leur concepteur. Certes, certaines machines dotées d’une intelligence artificielle ont la capacité d’incorporer et de reproduire certaines fonctions de la pensée, telles que le raisonnement ou l’usage des mots, mais non le langage ou la faculté de juger. La technologie pourrait donc poursuivre son épanouissement selon son propre domaine, sans entraver celui de la philosophie qui est considérée comme la plus ancienne des disciplines théoriques. Mais le désintérêt des recherches académiques pour la philosophie est de plus en plus manifeste, ce qui suscite une remise en question de sa valeur et de son apport pour la société contemporaine. Peut-on blâmer l’humanité quant au recul de la pensée ?

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