Les mots nous éloignent-ils des choses ?

Le langage est ce qu’il y a de plus ordinaire dans le quotidien des hommes, cependant les questionnements philosophiques qui en résultent préoccupent les grandes écoles de pensée contemporaines. Le problème du langage consiste en l’impossibilité d’expliquer ses mécanismes, ce qui aboutit notamment à une tautologie, ou encore dans une contradiction dans la pensée. Si le langage sert principalement de médiation entre la pensée et le réel, il est pertinent de se demander comment les mots parviennent-ils à pénétrer la réalité des choses. L’homme du commun répondra que la relation entre le langage et la réalité se fait d’une manière évidente. Pourtant, Kant a mis en surface cette difficulté dans La Critique de la Raison pure en ces termes : « Comme les thalers possibles expriment le concept, et les thalers réels l’objet et sa position en lui-même, au cas où celui-ci contiendrait plus que celui-là, mon concept n’exprimerait pas l’objet tout entier et, par conséquent, il n’en serait pas, non plus, le concept adéquat ». Pour aller plus loin, en quoi aurai-je besoin de dire ce qui est ou ce qui n’est pas, si les mots sont indépendants de l’existence des choses ? A l’intérieur de cette problématique, c’est la capacité du langage à désigner le réel qui est remise en question. Et pour la résoudre, nous étayerons en premier lieu comment la pensée élabore et structure le langage dans sa forme abstraite. Une fois face aux choses, les mots vont laisser de côté ce caractère abstrait pour adopter le contenu concret, tel que la pensée le perçoit. En somme, la distance entre les mots et les choses provient seulement de l’analyse philosophique du langage.

I. La pensée ne peut penser qu’à travers un langage qui lui est propre

Qu’il s’agisse de la science ou de la philosophie, la pensée a construit un langage qui sera apte à exprimer, non pas l’objet qui lui est extérieur, mais avant tout la nature propre à la pensée. Il n’y a pas une chose qui plus libre que la pensée, toutefois son fonctionnement ne se fait pas de manière désordonnée ou arbitraire. En l’occurrence, la science et la philosophie sont les formes par excellence qui peuvent être comprises universellement, c’est-à-dire la forme la plus pure de la pensée. « Créer une science n’est autre chose que faire une langue », disait Condillac dans La langue des calculs. Toutefois, il existe d’autres représentations qui dérivent de la pensée, bien que le degré de rationalité y soit plus ou moins atténué. En effet, la religion dérive d’une représentation du monde propre à une culture, établissant une hiérarchisation des choses telle que la pensée peut l’accepter. Certains riposteront en disant que c’est la particularité d’un espace donné qui suggère les aspects d’une culture et de sa religion. Néanmoins, le sociologue Emile Durkheim a clairement établi dans Les formes élémentaires de la vie religieuse la spécificité de la religion : « elles supposent une classification des choses, réelles ou idéales, que se représentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposés, désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez bien les mots de profane et de sacré ». Ainsi, la pensée connaît d’abord l’idée du profane et du sacré pour pouvoir l’attribuer dans les objets symboliques. Par conséquent, le réel ne pense pas et ne parle pas. Tous les noms inculqués à chaque réalité proviennent de la pensée, c’est la capacité d’abstraction qui a rendu possible le langage. « Nous pensons un univers que notre langue a d’abord modelé », affirme le linguiste Émile Benveniste. Quelle que soit la forme par laquelle est représenté le langage dans notre vécu quotidien, elle suppose une abstraction qui est indépendante de l’objet.

Avant d’embrasser les choses, les mots sont des signes créés à l’intérieur d’un tout structuré qui est le langage. A présent, ils vont servir d’étiquette aux choses : toute chose qui existe possède désormais un concept qui lui est lié.

II. Les mots forment une réalité concrète

Dans la réalité concrète, on dit qu’une chose est connue lorsqu’on connaît son nom, et qu’on comprend la définition derrière ce nom. Pour les noms propres, qui ne renvoient pas à une signification générale, ils servent de désignation à des êtres particuliers, une façon de distinguer deux êtres appartenant au même genre. Effectivement, les noms ont une fonction non négligeable dans la vie courante, sans lesquels il nous serait impossible de nous présenter par nous-mêmes le monde qui nous entoure. « Si nous nous débarrassons des mots, on ne trouvera aucune notion de ce que vous appelez l’actualité d’une existence absolue ». Ce passage tiré des Dialogues entre Hylas et Philonous de Berkeley montre à quel point le langage est incontournable. Cependant, il n’est pas réduit à un simple outil, et il n’est non plus une extériorisation de la pensée uniquement : car les hommes érigent le langage comme une institution. Il possède une réalité propre. Les hommes ont donc conscience des différentes manifestations du langage, comme dans la parole ou l’écriture. « La connaissance et la tradition sont inconcevables sans l’existence de la pensée conceptuelle et du langage. Il existe donc une corrélation étroite entre la pensée, le langage, et la culture matérielle », disait l’anthropologue Malinowski dans La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives. Le langage est une réalité du monde humain, bien qu’il ne s’agisse pas d’une existence matérielle. Le cadre abstrait du langage n’est jamais manifeste, même lorsque nous discutons de grammaire, ce n’est pas à la logique que nous pensons, mais plutôt à ce que nous pouvons déployer à l’oral et à l’écrit. Hume, dans le Traité de la nature humaine, disait : « Réfléchir à quelque chose simplement et y réfléchir comme à une existence sont deux actes qui ne diffèrent en rien l’un de l’autre ». En pensant au langage, nous pensons qu’il existe bel et bien, qu’il y a des signes écrits et sonores pour le désigner concrètement.

Non seulement le langage est une forme renfermant un contenu, mais il existe en tant que réalité sociale dans le monde humain. Quant au fait de sa relation avec l’objet, il s’agit à la fois d’une relation conceptuelle et existentielle.

III. Seule la philosophie découvre la relation entre les mots et les choses

Nous avons pleinement abordé le langage dans toutes ses dimensions. La question n’est plus ici de savoir : l’objet existerait-il s’il n’y avait pas de langage ? En tout cas, nous savons qu’un objet existe indépendamment de la connaissance qu’un sujet peut lui attribuer. Cependant, la connaissance implique un langage adapté pour signifier cet objet. C’est en ce sens que Hegel disait dans Propédeutique philosophique : « La connaissance est la relation entre le concept et la réalité effective », ce qui désigne le langage et son objet. Si le langage est la forme par laquelle se déploie la pensée, il s’agit donc d’examiner l’aptitude de la pensée à dire l’objet. En effet, pour pouvoir connaître, la pensée a dû faire une approche. Cette approche consiste à insérer un contenu dans une forme, ou bien à formaliser la réalité qui est dispersée. C’est le cas de la science, étant d’ailleurs une langue parmi tant d’autres, qui a été illustré par les propos de Robert Blanché dans l’Axiomatique : « De même faut-il que l’esprit, pour comprendre, dispose d’une dénivellation qui lui permette de circuler entre deux plans, de s’élever du fait à l’idée et de redescendre de l’idée au fait ». D’un point de vue conceptuel, on peut établir volontiers une synonymie entre connaissance et promiscuité. Cette relation entre les mots et les choses, nous l’expérimentons également tous les jours dans la réalité. Les mots nous rapprochent des choses dans la mesure où le sens vient au mot. Cependant, il est légitime pour la pensée philosophique de dire que la proximité entre les mots et les choses n’est pas naturelle, mais instituée. D’ailleurs, Merleau-Ponty disait dans Signes que « ce qui est parole au sens su langage empirique, _ c’est-à-dire le rappel opportun d’un signe préétabli, _ ne l’est pas au regard du langage authentique ».

 Ce n’est pas parce que les choses existent que la pensée s’est résolue à créer un langage, au contraire le langage est ce qu’il y a de plus essentiel à la pensée. C’est pour cela que l’aspect abstrait et rationnel prévaut en tant que forme générale de tout type de langage. L’objet ne suppose rien, c’est à notre pensée de dire ce qu’il en est. Et comme toute création humaine, il sera extériorisé et concrétisé par la parole et l’écriture, et prend même une place importante dans le quotidien des hommes. Autrement dit, ces derniers attribuent même une existence au langage, c’est-à-dire comme une institution. Si telles sont les caractéristiques du langage, nous dirons qu’il est tout à fait apte à dire son objet, donc à remplir sa fonction, mais à la limite de sa propre nature. D’un point de vue philosophique, l’objet n’est pas identifié au sujet, quel que soit le degré de connaissance qui s’établit entre eux, et il en est de même pour le mot et la chose. Nous disons la chose parce qu’elle est éloignée de nous, bien que cette distance soit occultée dans l’usage courant du langage.

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