L’esprit doit-il quelque chose au corps ?
L’idée d’esprit renvoie généralement à cette entité immatérielle qui gouverne le corps. Or, la science actuelle, à travers les neurosciences, semble dévoiler progressivement des mécanismes matériels qui expliquent son comportement. En fait, on a expérimentalement découvert que ces substances stimulaient anormalement les composés chimiques, responsables des ressenties émotionnelles que l’on appelle généralement les neurotransmetteurs. Ces observations peuvent alors nous amener à nous demander si l’esprit ne doit pas quelque chose au corps ou en d’autres termes, plus radicalement, s’il n’est finalement pas dépendant de ce dernier. Toutefois comment alors expliquer que parfois l’esprit sait se reprendre en main via la conscience ? Les prouesses des adeptes de spiritualité montrent souvent des résistances psychiques incroyables par rapport aux douleurs physiques ou aux besoins naturels, certains vont même résister jusqu’à l’arrêt de leur organisme. En ce sens, les signes montrent que l’esprit en quelque sorte dépassera toujours le simple déterminisme matériel. En fait, le véritable problème se formule comme suit : comment une chose considérée comme immatérielle peut-elle être définie dans une relation d’interdépendance avec le corps qui représente la matière ? Pour éviter une réponse trop hâtive, on doit examiner les angles de réflexions suivantes : d’abord nous allons examiner en quoi le corps est un auxiliaire, du moins de base, indispensable à l’esprit. Ensuite, cependant nous allons aussi voir par contraste en quoi on peut aussi parler d’une transcendance de l’esprit sur ce premier.
I. L’esprit ne peut se définir qu’à travers le corps
A. La matière prévaut à tout mouvement de l’esprit
Considérons d’abord de parler de la pensée et de sa relation avec la sensation du concret. Il semble d’abord évident que je ne peux pas penser sans la présence d’un objet dans ma pensée. Or, le premier objet de ma conscience est l’unité des informations que mes organes de sens perçoivent, car la substantialité du phénomène vient de la synthèse de mon esprit à partir de son toucher, de sa forme, de son odeur, etc. Par ailleurs, on pourrait aussi dire que les éléments dits abstraits viennent d’abord du rapport de l’intellect avec les sensations matérielles. Bergson le dit en des termes clairs dans l’Évolution créatrice : « Géométrie et logique sont rigoureusement applicables à la matière. Elles sont là chez elles, elles peuvent marcher toutes seules. Mais en dehors de ce domaine, le raisonnement pur a besoin d’être surveillé par le bon sens, qui est tout autre chose ». Autrement dit, les mathématiques sont originairement l’abstraction des formes des objets de la nature ; les nombres sont des unités, des circonscriptions mentales des objets que ma perception définit comme identiques. On disait d’abord un ou deux moutons, puis simplement un ou deux sous la forme de symboles concrets. En fait « un » ou « deux »ne peuvent être imaginés ni être exprimé sans une forme matérielle (son, écriture, image). Ainsi si je veux penser, je dois d’abord partir du concret, ce n’est qu’ensuite que je peux abstraire, mais abstraire nécessite aussi une transformation de la matière en pure forme.
B. L’esprit doit sa manifestation au corps
En effet, le monde de l’homme est empreint de manifestations corporelles de l’esprit. Ceci s’explique surtout par les différentes productions culturelles. Dans un registre comportemental, les gestes humains sont irréductibles aux simples réflexes instinctifs, elles sont dans la plupart des cas le produit des réflexes psychologiques ou sociologiques, motivés ou mobilisé par les abstractions métaphysiques que sont les valeurs. « Un être organisé n’est pas seulement une machine_ car celle-ci ne détient qu’une force motrice_ mais il possède une énergie formatrice qu’il communique même aux matières qui ne la possèdent pas ». Cet être organisé dont fait part Kant dans Critique du jugement n’est autre que la société. On remarquera notamment les valeurs morales qui s’expriment dans les conduites communément encouragées ou réprimandées. Mais également, les formalismes sociaux le traduisent explicitement, où l’individu est recommandé d’être soutenu dans des gestes appropriés au vu des valeurs d’une certaine interaction sociale dans un cadre défini. C’est dans le domaine des arts que l’esprit a le plus besoin de la matière comme matériau. Dans la production artistique, l’esprit ne fait pas ce qu’il veut de la matière, il est en lutte dialectique avec cette dernière, l’œuvre finale, en fait, est une sorte de synthèse harmonieuse entre l’intention idéale de l’esprit et la résistance de la matière.
Ainsi l’esprit doit donc son mouvement et son expression à la substantialité de la matière. Cependant, cela n’explique pas le fait que l’esprit semble toujours dépasser cette dernière.
II. L’esprit vaut plus que la matière
A. L’esprit transcende la matière
Pour le moment, on ne peut pas encore dire que l’esprit peut contrôler les lois physiques de la nature mais à la vue du progrès scientifique, qui est sa plus riche manifestation, qui sait s’il ne tend pas vers cette voie. Pourtant, l’esprit semble toujours être au-dessus et jamais durablement aliéné à elle, bien qu’il soit constamment mis en étroite relation avec la matérialité. En effet, si les neurosciences décèlent de plus en plus les mécanismes concrets qui mettent en lumière l’influence réciproque entre le corps et l’esprit, c’est plutôt grâce à la maitrise de son propre phénomène via la réflexion. Car la pensée n’est pas seulement la synthèse des perceptions de la chose, elle est aussi la faculté d’orienter la conscience, de la fléchir, de la tourner vers son comportement à maitriser sa conduite sous cette forme originelle qu’est la raison. Pour faire simple, Canguilhem disait : « Dans un savoir cohérent, un concept a rapport avec tous les autres ». C’est par la maitrise rigoureuse de la raison que l’esprit a pu progressivement créer les sciences dites dures qui sont en fait des opérations abstraites sur le phénomène de la matière. En effet, le monde extra-spirituel ne se présente à l’esprit que sous la forme de réseaux de sens articulaires.
B. L’esprit donne du sens à la matière
Ceci nous amène à cette considération finale que la matière ne constitue pas une représentation objective de son phénomène, mais elle revêt toujours un sens humain, c’est-à-dire une manière de l’homme de la comprendre. Tout d’abord, la matière en soi n’est pas l’étendue comme le dit Descartes, ce que l’on définit comme matière-étendue renvoie à l’unité synthétique des perceptions sensibles qui viennent à la conscience. En profondeur, la lettre « A » par exemple est la synthèse des perceptions visuelles actuelles de sa forme (contour, luminosité, orientation) mais la réalité propre de « A » n’est jamais figée. Selon les préceptes de Jules Lagneau dans Célèbres leçons et fragments, « la perception est en apparence une intuition immédiate. L’esprit semble passif, alors qu’il est actif ». L’unité de mes perceptions est stable, car formalisé dans son image puis mémorisé, mais « A » est toujours l’ensemble de mouvements multiples, celle de la réflexion de la lumière sur les éléments qui la compose, la stabilité relative des particules, à moi observateur, à la Terre, au système solaire, qui la définissent. Ensuite « A » est toujours contextualisé, effectivement c’est originairement une lettre, un signe destiné à une langue particulière. Mais par rapport à un acteur de sens qui ne le reconnait pas comme tel, par exemple un analphabète, le sens de A dépendra, dans le contexte de sa découverte, de paramètres subjectifs de l’ordre des capacités sensorielles et des émotions, par sa propre représentation du monde. A peut être un symbole divin, le symbole d’un groupe, un repère, un objet de science … A peut être tout, sauf rien.
Le problème du rapport esprit-corps est toujours l’espace d’un débat ouvert, faute de précision sur leur relation ontologique. Cependant, concernant la question même de savoir qui dépend de qui, nos recherches contemporaines ont pu y amener ces quelques lumières que nous avons considérées : si l’esprit est un produit de la matière, tout ce que l’on peut dire est que cette dernière est indispensable à la vie de l’esprit qui ne se nourrit en fait à la base que de l’abstraction de son phénomène. Cependant, en se demandant comment l’esprit arrive à se questionner, l’on répondra que l’esprit donne à la matière une nouvelle réalité, notamment un nouveau sens, et jamais en tant que réalité en soi. En définitive, puisque le corps affecte d’une manière vitale l’esprit et que l’esprit affecte d’une manière transcendante le corps en retour, la hiérarchie entre le corps et l’esprit vient d’une considération théorique.