L’Etat peut-il être impartial ?
L’histoire d’une Nation relate les succès et les infortunes des grands hommes, ce qui sera par la suite érigé comme l’apanage de tout un peuple. Mais les conflits politiques cachent des revers bien plus compliqués, abstraction faite des renversements de palais ou autres artifices joués par les hommes politiques pour assouvir le désir du pouvoir. Car lorsque le peuple manifeste son mécontentement suite à un traitement injuste de la part du Souverain, quels que soient le fondement et la légitimité du pouvoir de ce dernier, la situation soulèvera nécessairement des questionnements quant à la raison d’être de l’État. Si les préceptes de Voltaire ont été clairs dans son Dictionnaire philosophique, en se disant « Quel est le meilleur État ? Celui où l’on n’obéit qu’aux lois. Mais ce pays-là n’existe pas », les contradictions surgiront nécessairement en observant la rigidité des lois dans les États les plus puissants, et leur transgression manifeste pour froisser les intérêts du peuple.Les efforts entrepris par les divers régimes qui se sont succédé pour faire régner la justice seront-ils nécessairement entachés d’une impartialité ?Nous allons étayer de long en large le vif de cette problématique en analysant en premier lieu la place de la justice dans la conception originelle de l’État, comme quoi il serait impensable de détacher ces notions l’un à l’autre ; et second lieu, nous constaterons cependant que l’application de la justice s’avère difficile pour les autorités aussi bien que pour les citoyens ; et pour terminer, il faudrait réunir, dans les faits, tous les éléments nécessaires pour créer un environnement politique favorable à un État juste.
I. La conception de l’État est intimement liée à l’obéissance aux lois
Pour qu’une vie commune soit possible entre les hommes, et notamment pour une assemblée très large qui dépasse le cadre de la famille nucléaire, il faudrait une organisation capable de tenir compte des disparités entre les individus. C’est en ce sens que l’État a été institué, de sorte à contenir les multiples désirs, source de tension et de conflit, d’où la mise en place des lois. En effet, « un État est l’unification d’une multiplicité d’hommes sous des lois juridiques », et à ce propos de Kant dans la Métaphysique des mœurs montre que ce sont les lois qui rendent possible cette vie en communauté. La mission de la Loi serait de rétablir la justice, c’est-à-dire mettre en place une règle applicable de manière égale pour tous, ce qui suppose une vision préalable du statut ou encore des dispositions naturelles de chacun dans la société. Obéir aux lois renvoie donc l’acceptation de la justice qu’elle renferme, et Spinoza souligne bien cette proximité entre la justice et la loi en disant dans le Traité théologico-politique que « la justice est une disposition constante de l’âme à attribuer à chacun ce qui d’après le droit civil lui revient ». Un État, tant que tel est régi par des lois, et est par définition un État juste, et sa réalisation devrait se manifester dans la répartition des pouvoirs, de sorte que les dirigeants ne puissent exercer un certain abus envers les citoyens.Comme le disait clairement Montesquieu dans l’Esprit des lois, le projet d’instaurer un État juste relèverait de la pure théorie si le système de gouvernance ne dissociait pas la puissance législative, la puissance exécutive et la puissance de juger. « Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs ».
Les lois devraient être conçues de la manière la plus rationnelle et la plus équitable pour se conformer à la définition d’un État juste. Pourtant, les faits démontrent aisément que ceux qui détiennent le pouvoir ne suivent pas toujours cette ligne directrice.
II. Les raisons qui poussent l’État à dévier de sa mission principale
Quand on parle de l’État qui agit, c’est le gouvernement qui représente la personnalité publique qui est pointé du doigt. Les difficultés surgissent lorsqu’il s’agit de penser à la fois l’efficacité et la justice de l’État dans son application inclusive sur la population : car derrière les idéaux se cachent les vrais mécanismes qui aiguisent la soif du pouvoir. « Je dis donc que toutes ces espèces de gouvernement sont défectueuses. Ceux que nous avons qualifiés de bons durent trop peu. La nature des autres est d’être mauvais ». Ce que Machiavel voudrait insinuer dans cet extrait du Discours sur la première décade de Tite-Live, c’est la visée de l’efficacité au détriment de la justice par ceux qui sont au pouvoir. On en déduit que le maintien du pouvoir ainsi que du régime en place est également un signe d’efficacité qu’il ne faut pas négliger. Force est de constater qu’il existe des gouvernements qui réussissent à instaurer l’État de droit, sans pour autant monter que le système qu’il utilise représente les intérêts du peuple. Comme disait Marx et Engels dans l’Idéologie allemande, « les conditions dans lesquelles on peut utiliser des forces productives déterminées, sont les conditions de la domination d’une classe déterminée de la société». Et on peut dire que dans un État où le droit prévaut, il n’est pas pour autant impossible que le Souverain usurperait de ce monopole de la force par le despotisme. Si Rousseau souligne bien dans le Contrat social que « le despote est celui qui se met au-dessus des lois mêmes », cette pratique est certes contraire à l’application juste de la Loi et reflète parfois les caprices du Souverain, mais ce dernier y recourt pour éviter un plus grand mal chez le peuple et pour arranger les choses publiques.
Quels que soient les moyens déployés par le gouvernement pour contenir le peuple, et même en laissant de côté le caractère juste du droit, l’État devrait prouver son efficacité. Dans quelle condition pourrions-nous dire alors que l’État a réussi sa mission ?
III. L’État pourrait être impartial si le Souverain et le peuple s’y mettent
Pour traiter les questions délicates comme celles de la politique, il faudrait établir un pont pour relier les théories politiques avec ce que relatent les faits. Cependant, en ce qui concerne l’impartialité de l’État, il faudrait avant tout viser la qualité morale du dirigeant, car la personne de ce dernier se confond avec le corps de l’État. « Au vrai, la justice est, ce semble, quelque chose de tel, à cela près qu’elle ne régit pas les affaires extérieures de l’homme, mais ses affaires intérieures, son être réel et ce qui le concerne réellement ». Pour comprendre cette citation de Platon tirée de La République, se suffire à établir des lois justes resterait dans la pure spéculation, car cette démarche devrait commencer par les dispositions de l’âme du Souverain même. Par la suite, il faudrait comprendre ce que le peuple désire, si vraiment il recherche cette harmonie pour la Cité. Malheureusement, ce qu’il juge comme étant juste se concentre sur la coïncidence avec la recherche du bien-être matériel, comme l’a très bien souligné Tocqueville en traitant De la démocratie en Amérique : « Je n’ai pas rencontré, en Amérique, de si pauvre citoyen qui ne jetât un regard d’espérance et d’envie sur les jouissances des riches ». Comment concilier alors ces deux antagonismes afin que l’État puisse trancher dans l’impartialité ? Le Souverain devrait se nier de la même manière qu’il nie les tumultes des désirs du peuple pour arriver à la conception de Hegel dans les Principes de la philosophie du droit selon laquelle : « L’État, comme réalité en acte de la volonté substantielle, réalité qu’elle reçoit dans la conscience particulière de soi universalisée, est le rationnel en soi et pour soi ».
Pour conclure, le Souverain pourrait tomber dans des jugements usurpatoires pour des raisons qui dépendent de celui-ci ou pour des situations exceptionnelles dans la gestion des choses publiques. Si le gouvernement se contente de déployer toutes ses capacités pour faire respecter la loi, aussi parfaite soit cette dernière, le peuple ou les personnalités publiques essaieront d’y échapper comme bon leur semble. Cela signifie que les idéaux concernant le droit ne suffisent pas pour établir la justice dans un État, car la justice se pratique. En un mot, l’État n’est pas en soi juste ou injuste, car selon la nature du gouvernement, il se peut que le peuple soit indifférent à la question d’impartialité. Il faudrait que le dirigeant et le peuple soient en phase et transportés par la Raison universelle, afin de rendre possible un État muni de lois justes, mais surtout pour émettre des décisions impartiales. La question d’État providence touche à la fois les préoccupations économiques aussi bien que politiques, néanmoins c’est le miroir qui reflète la performance d’un État, et ce, au-delà du bien-fondé de la structure sociale et de la législation en vigueur. Mais les décisions émises par les autorités étatiques ne satisfont pas nécessairement la masse populaire, du fait que le gouvernement dispose du plein droit pour gérer les questions de priorité. Peut-on se suffire à observer le bien-être de la population pour juger de la pertinence de ses décisions ?