L’expérience peut-elle nous tromper?
L’expérience dans son sens le plus large désigne la pratique, l’habitude dans l’interaction d’un milieu. On parle par exemple d’expérience professionnelle et plus généralement d’un homme d’expérience. Cependant, plus particulièrement dans la tradition philosophique, on parle d’expérience sensible, un produit de notre rapport physique au monde. Puis, dans l’univers de la science, on précise son sens en tant qu’expérimentation, un test pour vérifier la pertinence d’une hypothèse en vue d’un fait concret. Ces différents sens, en fait, convergent vers cette idée essentielle qu’elle est avant tout le vécu ou la sensibilité d’un fait, d’ailleurs son étymologie du latin « experientia » indique qu’elle signifie « faire l’épreuve de », elle s’oppose donc naturellement à l’idée de théorie qui n’est qu’une représentation mentale des faits. En outre, se demander si l’expérience peut nous tromper suggère que cette approche sensible peut nous induire en erreur. Une question qui semble légitime dès que l’on remarque que la nature de l’expérience est d’abord subjective. Or, comment s’assurer que ce rapport personnel décrit fidèlement les faits, et non une situation particulière qui vaut seulement pour moi-même, donc qui peut s’apparenter à l’illusion ? Comment peut-on être alors à la fois coupable et juge de l’erreur? Pour répondre à ces interrogations, on va voir en premier lieu pourquoi l’expérience est en mesure de nous donner une connaissance assurée. Ensuite, dans un second lieu, on va voir dans quelle mesure elle nous tromperait.
I. L’expérience est la première condition de la connaissance
A. Toute connaissance dérive de l’expérience sensible
Tout d’abord, notre première approche consistera à dire que ce qui apparait à notre conscience et susceptible d’être connu vient de l’expérience de nos sens. Pour John Locke, nous avons un pouvoir de comprendre les choses à travers une faculté particulière qui est l’entendement. Cependant, l’entendement ne peut tourner à vide, il lui faut les données venant des sens pour pouvoir désigner et connaitre le monde. Ainsi, toujours selon l’auteur, l’entendement est semblable à une tablette de cire vierge, sur laquelle il nous est loisible d’inscrire les données fournies par nos organes de sens. En effet, les images qui se présentent à notre esprit sont les impressions de nos données sensorielles et rien d’autre. Ainsi, notre entendement a le pouvoir de manipulation sur ces impressions. Locke, dans son Essai sur l’entendement humain, précise : « il [l’entendement] a la puissance de les répéter, de les comparer, de les unir ensemble avec une variété presque infinie ; et de former par ces moyens de nouvelles idées complexes ». On ne peut donc rien penser en dehors du sensible.
B. L’expérience seule permet d’être dans la pureté du concret
Par ailleurs, même si on convient de considérer que les idées pré-existent en dehors de l’expérience, elles ne peuvent saisir la particularité du concret. En effet, pour véritablement comprendre une réalité, il faut se frotter à sa sensation. Aucune description du langage, aussi subtile soit-elle, ne peut reproduire les faits. Le mot sucré n’est pas le goût du sucre, et son évocation ne parviendra pas à ramener à la sensation du contact du sucre sur la langue. L’expérience en ce sens ne peut tromper, car elle est l’accès intime à la réalité de la chose. L’enjeu de cette intimité est qu’elle permet de mieux préciser l’action à suivre. Elle permet de tailler sur mesure nos théories générales, car ces dernières se confrontent au phénomène, qui est le véritable objet du dire. Un médecin ne doit pas seulement compter sur ses connaissances théoriques, mais doit les adapter, voir les refonder, au vu de la particularité de la situation et de leurs applications. Car le patient ne sera jamais l’homme en général, il est un individu qui dispose de son propre corps avec ses caractéristiques singulières (intolérances, allergies, troubles psychologiques …). Ainsi, « nous pouvons suivre notre sentiment et notre idée, donner carrière à notre imagination, pourvu que toutes nos idées ne soient que des prétextes à instituer des expériences nouvelles qui puissent nous fournir des faits probants ou inattendus et féconds », disait Claude Bernard dans l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. En fait, le sens de l’expérience en tant que « faire l’épreuve de » indique bien que seule l’expérience de la situation permet la pertinence ou non de nos idées.
Il est donc indéniable que les sens fournissent les premiers supports pour la connaissance, et servent de vérification pour donner une réalité concrète à nos idées. Toutefois, son caractère même de se référer à une particularité peut-elle fonder une connaissance universelle en tout temps et en tous lieux ?
II. L’expérience n’est pas totalement fiable
A. Les sensations et les phénomènes sont changeants
Puisque l’expérience est le produit d’une circonstance donnée de notre sensibilité et de la situation ponctuelle d’un fait, elle ne peut garantir la véritable connaissance de ce dernier. Tout d’abord, une expérience est susceptible d’être accompagnée par les sentiments de son vécu. Ces sentiments se rangent de l’ordre de nos affections personnelles et nos préférences culturelles. Un historien qui participe aux événements politiques de l’histoire qu’il récite, par exemple, est plus à la portée d’influences subjectives qu’un autre historien détaché des mœurs de l’époque, donc avec un angle de vue plus globale et donc une interprétation plus objective. Ensuite, pour éviter les perceptions réductrices, il faut recourir à l’abstraction, c’est-à-dire tirer l’essentiel permanent et immuable de la chose, car la matérialité est susceptible de changer d’apparence à tout moment. C’est pourquoi Platon déjà nous met en garde, dans La République, de l’approche par la sensibilité du corps, car celui-ci est éphémère, il nait, il se transforme, se corrompt et disparait. Au contraire, la vérité est intemporelle et valable sans restriction spatiale. Autrement dit, « quand elle les porte sur ce qui est mêlé d’obscurité, sur ce qui naît et périt, sa vue s’émousse, elle n’a plus que des opinions, passe sans cesse de l’une vers l’autre, et semble dépourvue d’intelligence ». Ainsi, nous devrions nier la particularité pour accéder à l’universel, mais nier renvoie déjà à renoncer à ce qui est particulier, d’où l’impossibilité d’une connaissance universelle venant de l’apparence sensible.
B. La vérification de l’expérience ne garantit pas la vérité
Dire de ces phénomènes qui semblent se produire tout le temps et régulièrement comme le lever et le coucher du soleil, n’est-ce pas là la preuve que l’expérience fournit des faits indéniables ? A cet égard, David Hume nous met en garde de ne pas confondre logique et habitude. En effet, dans l’accoutumance de la régularité de l’expérience des faits, nous disons que tel fait suivra nécessairement un tel autre, de sorte qu’il y a une causalité inhérente au déroulement des choses. Le soleil ne se lève ni à l’Est ni ne se couche à l’Ouest, ce n’est qu’une perspective anthropocentrique, qui met l’homme au centre de l’ordre de l’univers. « En fait, l’erreur humaine ne fait probablement qu’un avec l’errance. L’homme se trompe parce qu’il ne sait où se mettre. L’homme se trompe quand il ne se place pas à l’endroit adéquat pour recueillir une certaine information qu’il recherche », avoue George Canguilhem dans Études d’histoire et de philosophie des sciences. En effet, avec un effort d’abstraction, on constate que tout est question de référence dans un système conceptuel, le soleil ne se meut pas par rapport au système solaire, ce sont les planètes qui gravitent autour d’elle. En fait, l’homme ordinaire règle généralement sa vie sur son habitude, et voit dans les évènements originaux des choses qui ne concordent pas avec la familiarité de son vécu quotidien, c’est-à-dire des accidents. Ce type de raisonnement s’appelle l’induction, l’expérience de la régularité des faits mène à une conclusion générale. Or, nous savons bien qu’il est impossible de vérifier les faits selon toutes les conditions possibles. Ne voir que des corbeaux noirs ne garantit pas qu’il n’y avait, qu’il n’y a et qu’il n’y aura pas d’autres races avec un autre plumage.
Pour conclure d’abord il nous faut rappeler la question centrale d’où découle notre réflexion, on s’était demandé : comment l’expérience pouvait-elle être à la fois coupable et juge de l’erreur ? Immédiatement, il semble que la connaissance dépend de l’expérience sensible, car toutes nos idées ne sont que les dérivées de celle-ci. Seule l’expérience peut opérer un retour à la véritable réalité qu’est la particularité du concret, et ce qui permet de mieux préciser l’application de nos idées. Toutefois, et tant qu’elle n’est que le rapport au particulier, elle semble nous faire facilement verser dans l’erreur. En effet, l’expérience n’offre pas de vérité stable, car elle est subjective et la sensibilité inconsistante. De plus, elle ne garantit pas une vérification certaine pour notre hypothèse et nos conclusions, scientifiques ou pas. En se trompant dans notre expérience, la source de notre erreur serait à la fois la nature instable de la matière, mais aussi notre appréhension imparfaite de la réalité.