L’expérience suffit-elle à établir une vérité ?

Selon une compréhension immédiate, la vérité est l’adéquation de mes pensées à la réalité concrète, ce qui rend inévitable le recours à l’expérience sensible de cette réalité. Le monde lui-même est avant tout un monde physique, dont l’approche ne peut se faire que par le biais de l’expérience. La validité de mes pensées sur les choses concrètes se fait à partir de l’expérimentation observable, et la science en a tiré parti pour maitriser les phénomènes qu’elle observe. Le succès de nos connaissances scientifiques ne peut écarter l’expérience. Si c’est le cas, l’expérience assure-t-elle un fondement solide pour faire valoir une réappropriation mentale de la réalité ? Pour résoudre ce problème, il nous faut d’abord en premier lieu comprendre pourquoi l’expérience est une condition inéluctable à l’édifice d’une vérité. Cependant, nous allons en second lieu voir qu’elle est un passage incomplet au cours de cette recherche.

I. L’expérience est un paramètre inéluctable pour trouver la vérité

A. Nous ne pouvons pas nier la réalité sensible

En premier lieu, il faut d’abord remarquer que si la réalité est là, présente à nous, c’est à travers l’expérience sensible que nous l’appréhendons. John Locke le dit dans son Essai philosophique concernant l’entendement humain : « l’expérience : c’est là le fondement de toutes nos connaissances ». La réalité concrète agit sur nous et nous la recevons par la sensibilité de nos organes. Certainement par notre volonté à résister aux impressions sensibles, (résistance à la douleur, aux besoins naturels) nous pouvons concevoir une réalité spirituelle supérieure à la matérialité. Toutefois, on ne peut pas ignorer le « fait » que nous ne pouvons pas penser la chose qui « pense » et l’ « objet de sa pensée »-« la conscience » étant « toujours conscience de quelque chose » selon Husserl-  sans avoir une référence matériellement sensible. Et justement, si la chose « est » par sa sensibilité, alors il est normal de penser qu’il doit y avoir une vérité que je puisse tirer de son être.

B. L’expérimentation est la condition des vérités scientifiques

C’est en ce sens que l’expérimentation est une condition impérative pour l’établissement d’une vérité, en tout cas, si cette vérité se veut être une connaissance scientifique. Si l’on s’accorde à dire que la vérité est l’adéquation des théories aux phénomènes concrètes, ou du moins une approximation acceptable entre les deux, alors les connaissances empiriquement vérifiées méritent le nom de science. En effet, la démarche expérimentale ne vérifie jamais si une théorie  est vraie, car on ne peut pas la vérifier dans toutes les conditions possibles, la vérité qui en découle ne peut être qu’approximative. Autrement dit, « Le succès des expériences sert de confirmation à la raison, à peu près comme les épreuves servent dans l’arithmétique, pour mieux éviter l’erreur de calcul quand le raisonnement est long », explique Leibniz dans Nouveaux essais sur l’entendement humain. Par exemple, l’hypothèse que la vie crée nécessairement l’intelligence grâce à l’évolution ne peut être parfaitement vérifiée, car il faudrait reproduire avec exactitude toutes les conditions particulières qui auront pu amener la vie à produire une forme intelligente. Par contre, nous pouvons vérifier dans quelles conditions la vie ne l’aurait pas produit et ainsi réduire le champ d’improbabilité d’une théorie pertinente.Refuser le fait que la démarche expérimentale a son importance signifie laisser à l’interprétation une grande liberté pour tout valider. Nous pouvons constater que seules les démonstrations théoriques peuvent jouer habilement avec le sens des mots dans le seul but d’argumenter sur une idée de base idéologiquement construite. Dire par exemple que chaque bonne ou mauvaise action a une répercussion qui lui est conforme,ne peut être le fondement d’un savoir, car sa réfutation expérimentale est impossible : cette proposition peut toujours servir d’interprétation à n’importe quel fait.

Pour saisir le monde, on ne peut alors faire abstraction de l’expérience sensible,car non seulement il est impossible de ne pas en être affecté, mais elle est surtout cruciale pour déterminer des vérités nécessaires. Mais puisque les vérités découlent de l’expérimentation d’une théorie, ne faut-il pas reconnaitre que l’esprit y joue donc aussi un rôle important.

II. L’expérience est une part incomplète dans la construction de la vérité

A. L’expérimentation a  besoin d’une  formulation théorique

Il ne faut pas oublier que l’expérience est toujours exprimée par une théorie. D’abord, on ne comprend pas un fait dont on ne possède qu’une idée vague. Les faits inhabituels nous  frappent de façon à nous étonner et cela ne s’arrête pas là, car l’impact va surtout initier des considérations théoriques à leur propos, par la curiosité de l’esprit. Condillac synthétise cette thèse dans La langue des calculs comme suit : « Créer une science n’est autre chose que faire une langue ». Dans la démarche scientifique, les questionnements autour du phénomène amèneront à la suggestion d’une hypothèse,une tentative de réponse de manière conceptuelle. L’hypothèse se fonde sur une intuition d’où découlera un raisonnement déductif à titre d’explication, et le rôle de l’expérimentation consistera à valider ou à infirmer celle-ci. En effet, il y a toujours un modèle théorique qui servira de base, de motivation et de direction à une expérience. Cette dernière n’est qu’un moyen, car à elle seule, on ne dit rien. Elle n’est qu’un fait, elle est pour l’homme toujours sujet à la construction conceptuelle.

B. La vérité est une construction conceptuelle

Tout d’abord, il faut faire la distinction entre vérité et réalité. La réalité est ce qui « est » présente ou non à ma conscience, indépendamment d’elle ou y interagissant. Il existe des réalités dont l’homme peut n’être pas encore conscient ou, qui sait, que ses capacités cognitives ne saisiront jamais. La vérité, quant à elle, est une proposition conceptuelle sur une réalité. Elle peut être de nature concrète, se rapportant à des phénomènes physiquement saisissables(les vérités des sciences dures comme la physique ou la biologie) ou de nature abstraite,se rapportant à des êtres métaphysiques (les entités mathématiques, morales, religieuses, esthétiques, etc.)qui ont pour autant leurs impacts sur le monde physique. Toutefois, elle est fondamentalement une réappropriation de l’esprit structurant une nouvelle réalité entre sujet et objet. En fait, les faits ne disent que ce que l’esprit en fait la signification par ses différents impacts (technique, morale, religieuse, esthétique), alors que  l’expérience, elle, ne juge pas. Alain a été clair dans ce passage tiré des Éléments de philosophie : « Une preuve ou une objection n’ont pas même assez de mon consentement ; il faut que je leur donne vie et armes ». Se demander par exemple si la vie d’un médecin est simple, est une question qui demande une définition conceptuelle précise, pour éviter la réponse du relativisme absolu du « ça dépend » qui ne mène qu’au scepticisme. S’il y a un « ça dépend », c’est justement  dans la précision explicite d’un champ conceptuelle. Parle-t-on dans une perspective religieuse, technologique ou morale ? Se demander si la vie d’un médecin est économiquement confortable  par contre peut-être répondu par une réponse précise que : la condition économique d’un médecin est matériellement plus confortable que celui d’une telle ou telle profession si l’on se base statistiquement sur l’état de ses finances.Cette réponse est valide, si les données statistiques décrivent bien la réalité de la  finance et de l’économie.

Finalement, la question nous emmène à définir l’expérience dans les faits, et ce, selon son rapport à la structuration d’une vérité. Elle nous aura permis de définir que : d’abord,la vérité est inévitablement liée à l’expérience, car la conscience est d’abord inéluctablement définie par la sensibilité. Mais aussi, l’expérimentation est cruciale à la validation d’une pensée ou à l’amélioration de celle-ci. Toutefois, elle n’est qu’un élément clé dans l’établissement d’une vérité et non la totalité de celle-ci. Cela suppose que la vérité est surtout une structure intellectuelle des faits, situant ces derniers  dans des champs conceptuels précis. En définitive, l’expérience ne suffit pas à établir la vérité, mais ce serait manquer de réalisme d’y négliger sa participation.

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