L’homme peut-il devenir le produit de ses techniques ?

La technique est l’ensemble de nos savoir-faire, des créations culturelles qui ont pour but d’appuyer notre rapport pratique vis-à-vis du monde. A première vue, la technique et ses produits font tellement partie de notre quotidien à un point tel qu’il serait impensable de vivre sans. La technique ne produit pas seulement des objets pratiques, mais aussi de nouveaux besoins artificiels. Se demander si l’homme peut devenir le produit de ses techniques, c’est se demander si la technique, le produit elle-même de l’homme, peut fondamentalement changer notre essence. Et pourtant, la philosophie dira que la technique fait partie même de l’essence de l’homme, de sorte que les techniques animales ne sont pas comparables aux techniques humaines du point de vue de la créativité. Par conséquent, dans quelle mesure la technique aurait-elle le pouvoir de se détacher de l’homme pour avoir une emprise sur lui ? Dans un premier temps, notre raisonnement portera sur la technique, tant qu’elle crée une manière d’être et une façon de voir les choses. Et dans un second temps, le créateur ne sera pas au même niveau ni en dessous de son produit.

I. Les techniques de l’homme peuvent façonner sa manière d’être

A. La technique conditionne matériellement l’homme

D’un point de vue anthropologique, on ne sait pas exactement quand l’usage de technique a émergé dans le quotidien de l’homme. Tout au plus, on distingue un outil technique d’un simple objet par la capacité du premier à transformer le second. D’une manière plus approfondie, Hegel définit l’outil dans Leçons sur la philosophie de l’histoire comme suit : « Ces découvertes humaines appartiennent à l’Esprit : un instrument inventé par l’homme est plus haut qu’une chose de la nature ; car il est une production de l’Esprit ». Ainsi, la question qui se pose est de savoir : est-ce que la technique est capable de transformer physiquement l’homme ? Nous répondrons par l’affirmative, telle que nous l’expérimentons surtout dans cette époque contemporaine. Il n’est pas ici question des techniques corporelles qui varient selon les activités de l’humain, par exemple pour un sportif, un laboureur de champ ou encore un employé de bureau. En effet, l’homme est devenu le produit de sa technique, premièrement dans le sens où il métamorphose volontairement son corps, sans qu’il y ait un but médical. Et deuxièmement, la création de nouveaux objets techniques, destinés notamment au luxe et au confort, produit un autre type d’homme : celui qui est conditionné par les objets techniques. L’homme contemporain est plongé dans un mode de vie où le premier moteur est la technique. C’est en ce sens qu’on peut parler de l’homme comme produit de ses propres inventions.

B. La technique façonne une vision du monde

A présent que l’homme est imbibé par un flux de technicité, notre manière de représenter le monde et de nous représenter évoluent également en ce sens. En effet, l’homme est capable de créer des valeurs, d’émettre des jugements ainsi que de poser des hiérarchies sur les êtres qui l’entourent. « Le jugement dans son acte consiste essentiellement dans l’affirmation d’un rapport comme vrai entre deux termes. Cette affirmation à son tour, suppose autre chose, à savoir que nous avons l’idée de la vérité », mentionne Jules Lagneau dans Célèbres leçons et fragments. Ainsi, il dispose d’une nouvelle référence, à savoir la technique, placée en haut de la pyramide, parce qu’elle fournit de l’efficacité. C’est l’efficacité qui gouverne donc notre vision du monde, elle suggère la valeur de notre action et impose même les structures de notre économie. L’efficacité engendre la réussite, et cette réussite se dessine par l’accumulation de biens qui suscitent encore plus d’efficacité, c’est-à-dire des objets techniques. Autrement dit, la technique produit des hommes qui ont indéfiniment besoin de créer et de consommer la technique. Pourquoi le modèle de la société de consommation s’est développé à un rythme exponentiel et a dépassé les frontières de monde occidental ? Parce les capacités techniques à produire s’est accéléré et exige donc un mode de consommation adapté à cela. Puis, le consumérisme est même devenu un idéal auquel il faut se conformer.

Bien que la technique influence considérablement le quotidien de l’homme, et qu’elle soit devenue une référence en termes de hiérarchie de valeur, un point essentiel mérite d’être souligné. Le créateur précède la création, du coup c’est l’homme qui produit et conditionne la technique.

II. L’homme reste en soi souverain sur son propre être

A. L’ingéniosité de l’homme dépasse ses produits

Tout d’abord il est difficile d’imaginer le progrès de nos techniques sans notre ingéniosité, c’est-à-dire la faculté de notre intelligence à élaborer des solutions pertinentes. Or, l’ingéniosité est justement le signe d’un dépassement du simple mécanisme acquis. Ce passage de L’homme et ses techniques d’Oswald Spengler prend ici tout son sens : « Abeilles, termites et castors, bâtissent de merveilleux édifices. Les fourmis connaissent l’agriculture, les travaux de voirie, l’esclavage et la conduite des opérations de guerre. L’éducation des petits, les travaux de fortification et les migrations organisées apparaissent comme très répandus. Tout ce que l’homme accomplit, un animal ou un autre l’a fait ». On ne peut être inventif sans a priori être capable de recul et d’analyse et donc de suspendre l’automatisme de nos actes. Il faut remarquer que même si l’intelligence humaine, dans sa capacité opératoire, semble certes nous disposer naturellement à devenir des êtres techniques, elle n’agit pas par pur instinct. L’expérience et la pensée de l’erreur, ainsi que la souplesse de notre créativité nous montrent que nous ne sommes pas réglés et réglables pour une fin quelconque.

B. La technique ne détermine qu’une partie de l’existence de l’homme

Enfin, remarquons que si l’homme est structuré biologiquement selon des mécanismes déterminés, et possède des représentations culturelles particulières, la définition de l’homme ne se limite pas à ces deux aspects. En observant l’existence humaine, on constate que le côté matériel prévaut pour dire que l’homme existe effectivement, sa faculté de penser vient en second rang. D’ailleurs, selon un point de vue purement philosophique, l’existence ne découle pas de la pensée. Mais l’homme, en pensant son existence, parvient à son essence, et sera capable de se définir. Spinoza a défini l’essence dans l’éthique selon ces termes : « Ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue, et qui vice versa ne peut sans la chose être ni être conçue ». En déployant la technique, est-ce que l’homme pense en même temps à son existence ? Immédiatement, nous répondrons que l’agir est distancé de la pensée, qu’il y ait technique ou non. Par conséquent, la technique ne définit pas l’homme, parce qu’elle ne pense pas. Si la technique influence en grande partie l’existence humaine dans sa concrétise, elle conditionnera donc son devenir, mais pas son essence.

Fondamentalement le problème était donc de savoir : comment le concepteur de la technique qu’est l’homme peut-il se transformer en un produit de ses propres créations ? Vu que l’homme est inséparable de ses produits techniques, ces derniers parviendront à le conditionner matériellement. L’homme moderne est une adaptation, une pièce jointe à un système basé sur la technicité. Une fois inséré dans un nouveau monde remodelé par ses inventions, l’homme crée des valeurs et des représentations correspondant à son espace. L’efficacité sera donc l’unité de mesure pour juger la valeur d’une chose et des personnes, selon le modèle fourni par l’outil technique. Néanmoins, nous avons aussi remarqué que l’homme dépasse fondamentalement la technique justement par son ingéniosité. Ainsi, le génie humain transparaît dans ses œuvres, où l’imagination et la créativité surpassent largement l’instinct mécaniste. Donc, c’est seulement en réfléchissant sur son existence que l’homme pourra définir son essence. Or, la technique ne pense pas, c’est une action parmi tant d’autres. Il s’ensuit que l’homme est cet être existentiel aux multiples facettes, irréductible à la seule vision technique. En définitive, on peut dire que l’homme peut devenir ce qu’il veut, mais son essence d’homme ne changera pas. Étant donné qu’elle s’occupe principalement des choses matérielles, la technique a-t-elle un sens philosophique ?

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