L’homme politique doit-il être efficace à tout prix ?
Faire de la politique a souvent une connotation péjorative, car les politiciens usent souvent de stratagèmes immoraux pour satisfaire leurs intérêts particuliers. Or, la politique, par définition, se doit d’être l’art d’organiser harmonieusement la cité, et pour cela elle doit avoir le souci de la justice. Il n’empêche que pour parvenir à l’ordre et au maintien du bien-être des citoyens, l’homme politique ne doit-il pas être efficace à tout prix ? Soulignons que le titre d’homme politique renvoie à de lourdes responsabilités, afin qu’il puisse mériter pleinement sa place à la tête de la Cité. Le pouvoir et la liberté de l’homme politique sont-ils illimités pour faire valoir le bonheur de l’État ? D’une part, concentrons-nous sur l’éventuelle compatibilité entre l’idée d’efficacité et la dimension idéale vers laquelle nous aspirons. Et d’autre part, il importe également de mettre en valeur l’origine transcendantale de la politique.
I. La sphère politique demande de l’efficacité
A. L’homme politique est responsable de la gestion du bien public
L’homme qui veut s’affairer à l’organisation de la vie commune qu’est la politique doit comprendre qu’une grande responsabilité sera remise entre ses mains. Il s’agit du maintien de l’ordre et de la sûreté publique. Les hommes se sont accordés à limiter leur liberté naturelle au profit du pouvoir de l’État pour prévenir les conflits provoqués par leurs penchants égoïstes. Le souverain détenteur légitime de ce pouvoir ne doit donc avoir le souci que de l’intérêt général. À cet égard, il doit rechercher les meilleurs moyens pour y parvenir, même en légalisant l’usage des forces physiques répressives. Et même dans l’élaboration des lois, les préceptes moraux ne sont pas toujours le mobile principal pour instaurer l’ordre dans la cité. Comme l’a constaté Pierre-Joseph Proudhon dans La guerre et la paix : « On nie le droit de la force ; on le traite de contradiction, d’absurdité. Qu’on ait donc la bonne foi d’en nier les œuvres ». On le remarque, la postérité pardonne souvent aux grands hommes politiques les dessous macabres de la prospérité de leur État.
B. L’art de gouverner requiert une stratégie
Mais si la politique dans un sens est l’art de gouverner, un homme politique doit être principalement un homme d’action et non un théoricien. Il faut apprendre des préceptes de Machiavel qu’un homme d’action est en mesure de saisir l’opportunité d’une situation. Les principes abstraits et rigides, sous prétexte d’intégrité morale, sont incapables de résoudre efficacement les situations particulières. Sachant également que la nature humaine, telle qu’elle se dévoile dans le comportement de la foule, est capricieuse et incompatible avec la moralité, c’est en ce sens que la stratégie du gouvernant doit intervenir pour faire preuve de son efficacité. Qu’il s’agisse de conquérir ou de se maintenir au pouvoir, les actions à entreprendre doivent convenir à la fortune que ces situations offrent. Machiavel disait dans le Prince : « Il faut donc savoir qu’il y a deux manières de combattre, l’une par les lois, l’autre par la force : la première est propre aux hommes, la seconde aux bêtes ; mais comme la première bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde ». Peut-être objectera-t-on par exemple qu’un homme malhonnête est indigne de gouverner. Pourtant, certaines circonstances comme les échanges diplomatiques ou les discours publics cruciaux demandent une certaine manière de paraître pour pouvoir convaincre.
On admet donc qu’un homme politique se doit être efficace au vu de la complexité de la sphère politique. Toutefois, compte tenu de l’ambivalence de la nature humaine, l’organisation de la société humaine doit accorder plus d’importance à d’autres valeurs que le pragmatisme.
II. Les affaires politiques reflètent des valeurs
A. L’homme politique doit être un homme de devoir
On reconnait bien l’utilité de l’esprit pragmatique, mais ce côté est une infime partie dans la vaste arène des affaires humaines, notamment la politique. A part l’efficacité, chacun dispose en son for intérieur le sens du devoir, y compris le gouvernant. Le souci de la bonne conduite nous apprend la patience, le courage et la détermination. Sans ces qualités, un homme politique vendra au plus offrant son pays, marchandera son intégrité en n’ayant aucun scrupule à trahir sa parole à la moindre occasion profitable. Charles Renouvier parlera dans Le Personnalisme que « l’injustice est donc, ce que la dit une forme usuelle, le vice de l’individu qui rapporte toutes choses à soi, comme s’il était le centre du monde et que le monde fût tout à son service ». Et surtout, la bonne réputation provenant de l’intégrité morale est un aspect de l’être de l’homme qu’il se doit de préserver, bien que cela ne serve que rarement dans le fonctionnement des affaires étatiques. Rappelons que l’homme politique reste avant un homme, même si sa vie privée et son apparition en public sont toujours juxtaposées. Il doit donc se méfier de la recherche effrénée d’efficacité, ne serait-ce que pour développer son bien-être personnel. Notons d’ailleurs que le peuple évalue également en la personne de son gouvernant les traits particuliers qui font son caractère humain. Ainsi, le peuple pourra s’identifier à cette élite politique qui n’est pas mûe uniquement par une soif d’efficacité mécanique.
B. L’homme politique se doit d’incarner l’humanité
Enfin, certes dira-t-on que c’est le résultat qui compte. Mais que vaut une existence humaine sans aspirer à des valeurs rendant compte de sa conduite? Un homme politique qui ne suit que la voie de l’efficacité déshumanise l’activité politique. Il ne s’agit pas de gérer des entités mécaniques, il ne s’agit même pas de gérer tout court, mais de favoriser l’espace d’épanouissement de notre humanité que se doit être une société humaine. Or, ce qui nous différencie des autres êtres vivants connus jusqu’ici c’est le sens de la valeur. On ne vit et on ne meurt pas volontairement « pour » des nécessités, mais pour des sens. Kant ira plus loin en affirmant dans Fondement de la métaphysique des mœurs : « Mais si toute valeur était conditionnelle, et par suite contingente, il serait complètement impossible de trouver pour la raison un principe pratique suprême ». Il s’ensuit que l’homme politique n’est pas un superordinateur qui fonctionnerait à partir des meilleurs algorithmes, mais un homme qui est sensible et qui réfléchit à partir de la foi en des valeurs humaines comme la justice et le droit. Choisir une conduite vertueuse plutôt qu’une conduite pragmatique semble être le signe d’un optimisme naïf à l’égard des vices humains. Cependant, suivre absolument la seconde voie serait renoncer à la foi en notre conscience, notre liberté et donc notre perfectibilité.
Qu’est-ce être un homme politique s’il est confronté au problème de la droiture morale et de la nécessité de l’esprit pragmatique? Il apparaît que l’homme politique dans sa responsabilité à l’égard des choses publiques doit chercher les moyens les plus efficaces pour assurer l’intérêt général. Par ailleurs, il se doit être pragmatique en toutes circonstances, prêt à saisir les meilleures actions, morales ou pas, et à les poursuivre selon les situations. Cependant, ce comportement est un idéal qui revêt certaines limites, en tant qu’ homme ayant des faiblesses. Un homme politique doit également considérer son autonomie et guider sa vie selon les préceptes moraux. La voie de l’efficacité absolue peut induire à la perte des principes fondamentaux qui ont bâti la Cité. Enfin, un homme politique qui n’a pas foi en l’humanisme ne mérite pas de diriger des hommes. Il doit avoir le sens des valeurs et réfléchir dans ce cadre, car ce sont des valeurs fondent nos motivations. Ainsi, l’homme politique, même s’il doit être efficace, ne doit pas sacrifier le sens des principes, puisque l’autonomie morale est le supplément d’âme de son activité.