L’œuvre est-elle nécessairement la fin de l’art ?

Introduction

Les questionnements relatifs à l’art incombent essentiellement à l’historien de l’art, mais également au philosophe ; les artistes, quant à eux, s’attèlent à leur besogne, transportés dans un monde créé par leur imagination. A travers ces deux préoccupations bien distinctes dans le domaine de l’art, d’un côté les penseurs et de l’autre les véritables artisans, l’être et l’essence de l’art ne se situent dans aucune d’elles. Tout comme la religion qui présente un support matériel et diverses pratiques, l’art est une discipline abstraite dont il est difficile de circonscrire la portée et les limites. La première approche philosophique se résume à cette déclaration de Platon dans Gorgias : « Quant à moi, je refuse le nom d’ « art » à une activité irrationnelle », ce qui signifie que l’art ne peut être réduit à un simple métier des artisans. Regardant de l’extérieur, les hommes du commun comprennent la différence entre une œuvre d’art de ce qui ne l’est pas, mais ils sont pourtant incapables d’expliquer ce qu’est véritablement l’art. Cette difficulté déroute autant les spécialistes aussi bien que l’amateur, car la profondeur de la question repose dans le concept de beauté. Ainsi, toute forme de beauté devrait s’observer dans un support matériel, or il existe différentes choses jugées belles sans pour autant les assimiler à l’art. Si l’activité artistique était inséparable avec l’œuvre d’art, comment pourrait-on dissocier les exigences de la matière dans sa réalisation, de sa véritable finalité qui parvient à la transcendance absolue ? Pour décortiquer le fond de cette problématique, nous allons commencer par expliciter les exigences techniques dans une œuvre d’art ; par la suite, nous approfondirons notre analyse à travers les dimensions esthétiques et transcendantales de l’œuvre d’art, afin de dégager dans la synthèse la place réservée à l’œuvre dans le domaine artistique.

I) L’artiste crée à la fois un objet technique et esthétique

Bien que la création artistique ait parcouru une évolution impressionnante dans le temps, l’unité de l’art se dévoile toujours, ici et maintenant, à travers des caractères universels qui permettent de détecter l’art de ce qui ne l’est pas. En tant que réceptacle de la forme, la matière a besoin d’être modelée de sorte à imprimer l’idéal conçu par l’artiste, notamment la beauté. Ainsi, Aristote précise dans l’Ethique à Nicoma que la particularité de l’objet artistique en ces termes : « Tout art a pour caractère de faire naître une œuvre et recherche les moyens techniques et théoriques de créer une chose appartenant à la catégorie des possibles ».En guise d’interprétation, la technicité doit être largement développée par l’artiste, dans le sens où le savoir-faire n’est pas un don, mais acquis par l’apprentissage. L’importance de la technique dans les créations artistiques s’impose, car la régularité qui émane de la connaissance renferme nécessairement le Beau. Nous pouvons emprunter une citation de Saint Thomas d’Aquin issue de la Somme théologique pour illustrer le rapport entre ces deux notions : « La beauté consiste en un certain éclat et en une juste proportion. Ces deux éléments ont leur racine dans la raison, dont la fonction est d’apporter la lumière et d’établir entre les choses une juste proportion ». Et pourtant, cette technicité n’est en aucun lieu comparable avec la finalité de la science, puisque l’objectif de cette dernière, lorsqu’elle appuie le développement de la technique, est de produire un résultat invariable pour marquer ainsi la stabilité de la théorie scientifique. Pour l’art, l’objectif serait plutôt de produire l’imprévisible, tout en respectant les règles de la technicité, ces dernières étant susceptibles d’évoluer. Les propos de Kant mettent en exergue cette particularité de l’œuvre d’art dans Critique du jugement : « Ce que l’on peut faire, dès que l’on sait seulement ce qui doit être fait et que l’on connait suffisamment l’effet recherché, ne s’appelle par de l’art ».  

Après avoir étayé de long en large le rôle de la technique dans le métier d’artiste, c’est pour comprendre que le Beau doit se refléter à travers ce savoir-faire. L’intervention des penseurs sur l’art pose cependant que le Beau réside au-delà du support physique créé par l’artiste.

II) L’art est le signe par excellence de la beauté transcendantale

Les hommes ont tous déjà vécu l’expérience de la beauté sans prétendre tous être un artiste de grand talent ou un collectionneur d’œuvre d’art : existe-t-il alors une beauté en dehors de l’art ? Le clivage entre ce qui est communément admis en tant que beau et ce qui relève d’un esprit cultivé par la philosophie consiste dans la compréhension du terme « esthétique ». Pour simplifier les choses, Hegel décrirait ce concept dans son ouvrage ayant le même intitulé : « L’esthétique a pour objet le vaste empire du beau », ce qui signifie qu’il s’agit d’une discipline à part entière dont le philosophe est le maître. Autrement dit, quelle que soit la diversité des supports physiques sur lesquels l’artiste a copié l’idée du Beau, la réflexion sur le Beau peut tout à fait se détacher de ces multiples exemples. Car c’est l’idée qui prime, étant donné que c’est un concept purement abstrait et la référence à l’appréhension commune de la sensibilité pour définir le Beau mènerait à la perdition. « L’art reproduit les idées éternelles qu’il a conçues par le moyen de la contemplation pure, c’est-à-dire l’essentiel et le permanent de tous les phénomènes du monde ».  D’après cette vision de Schopenhauer tirée de l’ouvrage Le monde comme volonté et comme représentation, l’approche du philosophe vis-à-vis de l’art est un peu complexe. En effet, cette pureté dont il fait allusion est similaire à celle des mathématiques, sauf que ces dernières suivent encore une logique que tout le monde peut très bien comprendre, ce qui n’est pas le cas de la beauté en art. Nous pouvons nous référer  au terme « transcendant »tel qu’il est utilisé par Heidegger dans Qu’est-ce que la métaphysique, pour montrer ce clivage entre l’expression matérielle et la pensée conceptuelle en esthétique. « Est transcendant, c’est-à-dire « transcende », ce qui réalise ce dépassement, ce qui s’y maintient habituellement ».

Maintenant que nous avons pu asseoir les bases d’une esthétique dépassant les formules toutes faites et les idées préconçues pour définir la beauté, il serait désormais possible de dégager la vraie finalité de l’art.

III) L’œuvre d’art est un substrat de la vie intérieure de l’artiste

La question selon laquelle : est-ce l’œuvre qui conditionne la perception de l’art, ou bien est-ce l’artiste quiconçoit antérieurement ce qui devrait être le Beau dans sa matérialité, n’est plus d’office. Car bien que l’œuvre ne représente qu’un signe visible de l’intériorité de l’artiste, l’art n’a jamais tenté d’exclure cette matérialité de l’activité artistique, sinon cette dernière tomberait dans une extrême vanité. « L’artiste doit avoir quelque chose à dire. Sa tâche ne consiste pas à maîtriser la forme, mais à adapter cette forme à son contenu ». Dans son ouvrage Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Kandinsky insiste sur le fait que l’art n’est pas une pure spéculation, puisque dans son essence elle est bel et bien une pratique. La présence de l’œuvre est alors non seulement légitime, mais surtout une exigence. Cependant, pour ne pas tomber dans l’erreur fréquente de chercher l’utile dans le Beau, et d’identifier l’art à l’œuvre elle-même, Bergson clame haut et fort que l’esprit de l’artiste devrait être la source même de la transcendance. Ce qui est propre à l’art, c’est-à-dire le Beau, réside dans ce qui est inexprimable à l’intérieur de l’artiste, selon ce passage extrait du Rire : « Si ce détachement était complet, si l’âme n’adhérait plus à l’action par aucune de ses perceptions, elle serait l’âme d’un artiste comme le monde n’en a point vu encore. Elle excellerait dans tous les arts à la fois, ou plutôt elle les fondrait tous en un seul ». La finalité de l’art consiste donc à déployer cette beauté à la fois à travers l’œuvre et l’esprit, ce qui ne veut pourtant pas dire qu’une œuvre est belle de par sa matière. La condition pour que cette beauté se réalise est le fait de savoir que l’œuvre ne plaît pas par elle-même, mais elle plaît parce que le spectateur a compris l’état d’esprit de l’artiste.Popper s’explique dans la quête inachevée selon ces termes : « La thèse de l’inspiration (en écartant sa source divine) est devenue la théorie moderne de l’art en tant qu’expression personnelle ou, plus précisément, en tant qu’auto-inspiration, expression et communication des émotions ».

Conclusion

Pour conclure, l’art ne représente aucun caractère ambivalent, il n’y a pas de rupture entre ce qui est visible et ce qui est invisible, la matière et la forme s’unissent pour exprimer la beauté. Accordant une importance capitale à la maîtrise de la technique, l’artiste se détache cependant de l’approche immédiate de la foule vis-à-vis de l’œuvre qui cherche à tout prix à dégager son côté utilitaire. L’esprit de l’artiste saisit le beau, et la fin ultime de son art consiste à l’exprimer dans ses œuvres, ainsi le Beau ne réside ni dans l’esprit de l’artiste, ni dans l’œuvre qu’il a conçue. Dire que l’œuvre est nécessairement la fin de l’art est une affirmation précipitée, car l’œuvre en elle-même est une matière périssable, et même lorsque la matière périt, la forme demeure. Certes, la forme sans la matière ne peut constituer une œuvre, et il serait impossible de désigner quelqu’un comme étant un artiste s’il n’avait pas produit des œuvres. En un mot, il n’y a jamais eu d’art sans œuvre, mais produire une œuvre n’est pas la finalité de l’art. La liberté de l’artiste à déployer son génie donne à voir une forme multiple de beauté qui sera jugée inconditionnellement. La vérité et la liberté seraient-elles compatibles avec la beauté ?

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