N’est-on morale que par intérêt ?

On parle souvent de morale quand on décrit une conduite conforme au bien et à la justice. Or, le contenu de ces notions est fréquemment rempli de valeurs issues de notre propre société. En effet, la morale se traduit par les bonnes mœurs, ces dernières désignent plus généralement les règles de conduite encouragées par la société. Autrement dit, ce sont les règles utiles aux bons rapports sociaux et une vie commune paisible. Si la morale a donc un fond utilitariste, alors on peut se demander si l’on est moral que par intérêt. Mais on répond affirmativement, le fait d’agir simplement par devoir serait donc un mythe. Pourtant à quoi servirait-il de dire qu’on est morale si l’acte considéré comme bon est mu extérieurement par d’autres fins, par exemple par la gloire ? Cependant, être complètement désintéressé, c’est finalement être trop dur envers notre humaine sensibilité. Comment la morale peut-elle être à la fois désintéressée et sensible au bien-être d’autrui ? Pour éclaircir le fond de ce problème, il nous faut élucider dans une première partie en quoi être morale, par principe, n’est pas agir par intérêt, mais agir par devoir. Cependant, dans une seconde partie, on va aussi voir qu’être morale requiert un certain degré de sensibilité. Enfin, dans une dernière partie, on va considérer la notion de responsabilité qui embrasse à la fois la bonne volonté morale et la sensibilité.

I. Être moral, c’est agir par bonne volonté

Emmanuel Kant, en repensant la représentation idéale de l’acte morale, cite dans Les Fondements de la métaphysique des mœurs : « De tout ce qui est possible de concevoir dans le monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté ». En effet, il semble qu’il n’y a rien de bon que la pureté de l’intention. Aider un démuni est reconnu comme bon, mais c’est la volonté qui n’a de fin que cet acte en soi, et non mu par des raisons extérieures à ce dernier, qui est véritablement qualifiée de bon, c’est-à-dire morale. Aider un démuni pour soulager ma conscience n’est pas moral. Dans ce dernier cas, la volonté n’est pas maitre chez soi, mais soumis par un intérêt. Cet acte de bonne volonté est ce qu’on appelle un acte par devoir. Toutefois, cela ne signifie pas que, dès que j’agis par ma seule bonne volonté, qu’importe le principe auquel j’obéis, c’est déjà être moral. En fait, David Hume dans l’Enquête sur l’entendement humain, nous renvoie à un autre critère : « La nécessité d’une action, qu’il s’agisse de la matière ou de l’esprit, n’est pas à proprement parler une qualité dans l’agent, mais dans un être pensant ou intelligent qui considère cette action ». Le premier critère de la moralité est bien entendu l’acte par devoir, mais cet acte doit suivre la loi de la raison qui est universelle. Pour découvrir cela, il faut imaginer la situation où tout le monde suivra cette loi et que s’il y a une contradiction, la loi n’est pas rationnelle. Le fait de mentir par exemple ne peut se prévaloir comme loi universelle, car il se contredit lui-même. Considérons que j’érige la maxime suivante : « toute personne qui doit sauver des vies doit mentir » qui est absurde, car comment peut-on être sur que quelqu’un ment pour sauver une vie puisque le mensonge est un droit ? Par ailleurs, si quelqu’un dit la vérité pour sauver une vie, comment peut-on être sûr qu’il ne ment pas pour autant, car selon la loi ne doit-on pas mentir dans ce cas ? Un monde où le mensonge n’est pas un tabou, qu’importe la situation, est un monde chaotique, puisqu’il n’y aurait plus d’ordre établi par la confiance.

On peut comprendre l’idée que c’est la volonté du devoir qui fait que l’acte soit moral, et non l’intention. Toutefois, un acte purement désintéressé est-il possible lorsqu’on parle de moralité ?

II. Un acte moral est motivé par la sensibilité

Il ne faut pas oublier que la sensibilité fait partie intégrante de l’homme, et que si on parle bien de l’acte moral en tant que relevant de l’humanité, alors agir par rationalité est insuffisant. En fait comme le disait Auguste Compte, « la raison n’a que la lumière, il faut que l’impulsion vienne d’ailleurs ». En scrutant en profondeur cette perspective, cela nous fait problématiser la vraie place de la raison dans l’action humaine. En effet, si la raison est une question de logique, elle n’est donc que la forme à laquelle il faut ajouter un contenu. Dire que j’érige en loi la maxime « je dois toujours dire la vérité » ne dit rien, car pour quelle raison dois-je le faire ? La raison n’est-elle qu’une tromperie, soit déstabilisante, frustrante, énervante ? Le fait qu’on nous ment n’est-il pas une attaque à notre ego, que nous ne méritons pas d’être au courant de ce qui, de droit, nous concerne ? En tout cas, le mensonge affecte notre vie, ne serait-ce que dans la frustration de nos projets non aboutis, à cause d’un mensonge. Mais ce sont les sensibilités qui nous motivent à agir rationnellement. Car « la volonté est la connaissance a priori du corps, le corps est la connaissance a posteriori de la volonté », disait Schopenhauer. Demander à un enfant de suivre une loi parce que c’est la chose rationnelle à faire ne lui fera en rien désirer un bien pour un mal, il faut qu’il expérimente directement ou indirectement les enjeux de cette loi. En fait, la raison n’est que la faculté d’abstraction des idées permanentes de la multiplicité du particulier. Elle est une forme vide de matière. Elle ne produit qu’une théorie qui s’oppose à l’expérience concrète des sentiments, qui est cruciale pour une meilleure décision.

Dans un acte moral, à la rationalité du devoir s’ajoute la décision motivée par la sensibilité. Cependant, la sensibilité peut produire des considérations dangereusement subjectives. A cet effet, il faut bien reconnaitre la nécessité d’être responsable, puisque c’est justement une condition de la moralité.

III. Pour être moral, il faut être responsable

Force est de constater que c’est dans l’idée de responsabilité que se fonde la morale. Être responsable, c’est d’abord être conscient des tenants et aboutissants d’une situation. Autrement dit, c’est au moins avoir une idée des raisons et des conséquences d’un acte. Par la suite, c’est assumer la décision qui s’ensuit, parce qu’elle est entièrement le produit de ma propre volonté. Nietzsche disait d’ailleurs dans Par-delà le Bien et le Mal : « Il faut risquer l’hypothèse que, partout où l’on reconnait des « effets », c’est la volonté qui agit sur la volonté, et aussi que tout processus mécanique, en tant qu’il est animé d’une force agissante, n’est autre chose que la force de la volonté, l’effet de la volonté ». D’une part, un homme qui agit seulement par conviction envers la seule universalité objective d’un acte est irresponsable, car il ne considère pas la particularité d’une situation et laisse les conséquences entre les mains du hasard. C’est dire que j’ai agi conformément à la loi de la raison et que j’ai fait ma part, le reste est au destin ou à Dieu. Le problème est que cette idée fait gagner du terrain à la contingence, aux aléas de la vie et donc à toute sorte d’excuses. Mais surtout elle renforce l’iniquité, étant donné que la rigidité de la loi rationnelle considère tous les hommes égaux. D’autre part, un homme qui agit selon la simple sensibilité de la situation, et ne considère pas les enjeux rationnels, est pareillement irresponsable. Agir par simple sympathie par exemple est irresponsable, car cette sensibilité n’est que la concentration de notre attention sur une situation personnelle, et ne considère plus l’impact de notre acte sur l’humanité entière. Par conséquent, comment alors être vraiment responsable ? Voilà ce que répond Sartre dans l’Être et le Néant : « L’homme, étant condamné à être libre, porte le poids du monde tout entier sur ses épaules : il est responsable du monde et de lui-même en tant que manière d’être ».

N’est-on moral que par intérêt ? Une interrogation qui aura suscité une aporie déconcertante : suivre la seule rationalité et négliger les exceptions qui laissent entrevoir notre sensibilité, ou laisser la voie libre à la sensibilité et manquer d’objectivité et de rigueur. Nous avons d’abord vu qu’une action par intérêt ne peut être morale, car en principe, être moral c’est agir par bonne volonté, et de ce fait, l’action qui est en soi considérée comme bonne est à elle-même sa propre fin. Ainsi, on n’érige pas n’importe quelle loi comme dotée de moralité, celle-ci doit être commandée par la rationalité. Cependant, la rationalité ne peut pas tout expliquer, car nous sommes également des êtres motivés par la sensibilité. De plus, la raison n’est que l’abstraction du particulier et la suivre aveuglément est parfois inadapté à la situation. Finalement, agir moralement c’est agir avec responsabilité. La vraie responsabilité requiert à la fois un côté objectif, afin de considérer toute l’humanité, et être à l’écoute des subjectivités dans chaque situation, pour être plus proche des évènements. L’intérêt et la morale concourent tous deux à motiver une action, puisqu’une moralité pure, sans intervention d’une moindre affection, relève de la pure théorie.

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