Percevoir, est-ce savoir ?

D’une manière générale, la perception est conçue comme la saisie d’une chose par les organes de sens. Mais elle est aussi l’expression d’une connaissance sur cette chose. En effet, deux personnes différentes peuvent être en accord sur leurs perceptions, car ces dernières se réfèrent sur une représentation de ce même objet. À cet égard, l’on se demande si la perception est assimilée à la connaissance. Toutefois, si la connaissance dépend a priori de la sensibilité, elle n’est donc pas à l’abri de la subjectivité, car les données sensorielles peuvent être floues ou ne sont pas exactement les même pour tout le monde. De plus, qu’est-ce qui garantit que la perception humaine est capable de donner une représentation fidèle de l’objet ? Mais puisque le monde se donne à saisir principalement par la perception, serait-ce déjà faire un pas vers la connaissance ?  Pour traiter cette interrogation, nous allons d’abord examiner en quoi elle n’offre qu’une connaissance très limitée du monde. Ensuite, nous examineront ses apports fondamentaux dans l’édifice d’un savoir.

I. La connaissance n’est pas assimilable à la perception

A. La perception ne fournit pas de connaissances stables

En principe, un savoir est un terme utilisé dans un moindre degré par rapport à celui de science. L’usage quotidien de ce terme donne lieu à l’appréhension d’un objet par une vision éclairée, sans pour autant tomber dans des affirmations gratuites. Dans le savoir, les esprits se mettent d’accord pour attribuer un concept à un objet.  Sans pour autant tomber dans un relativisme radical ni s’ériger dans le statut de science, ce savoir s’apparente à l’empirisme. Il s’agit d’attribuer un concept à un objet, selon l’expérience que les sens nous offrent à voir. Comme disait Hegel dans Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques, « l’empirisme, au lieu de chercher le vrai dans la pensée, s’adresse à l’expérience, au présent extérieur et intérieur ». Cependant, il faut aussi considérer que la perception ne parvient que partiellement à représenter le réel. Quand on compare les impressions sensibles issues de la perception, la diversité des réponses entraîne soit la suspension du jugement, soit une affirmation précipitée. En disant que l’expérience est l’origine de nos connaissances, ce qui est d’ailleurs le principe de l’empirisme, tout ce qui est vu, entendu ou touché est désormais connu, ce qui est absurde.

B. Une représentation basée sur les sens n’est pas authentique

De manière immédiate, la perception fournit à notre pensée des signaux sur les choses qui nous entourent. Certes, ce type de connaissance permet d’organiser des rapports pratiques avec le monde. À cet effet, les sensations particulières fournissent à la perception ce qui sera représenté dans la pensée. Et pourtant, les données empiriques de nos sens sont toujours exposées au changement. Tout d’abord, seule la matérialité physique compte pour les sens, or cette disposition est vouée incessamment au devenir. Descartes illustre bien l’instabilité de l’expérience de la matière dans l’exemple du morceau de cire dans la Seconde méditation : « ce qui y restait de la saveur s’exalte, l’odeur s’évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine peut-on le manier, et quoique l’on frappe dessus, il ne rendra plus aucun son ». Cela pour dire que la sensation change après plusieurs métamorphoses de la réalité sensible. Comment saisir alors le réel en devenir ? Changer de discours, n’est-ce pas la marque de l’erreur, voire même du mensonge ? Car une connaissance est avant tout le substrat de la vérité et de la constance, et la perception ne permet pas d’atteindre de tels critères. En effet, même dans l’hypothèse selon laquelle nos sens sont tout à fait fonctionnels, la fugacité de la réalité sensible est un fait que la perception ne peut nier.

La perception peut être donc trompeuse et fondamentalement limitée, pourtant puisqu’elle est nécessairement là comme condition de toute saisie du monde faut-il alors rester dans le scepticisme et dire que tout ce qui se présente à elle n’a  aucune valeur cognitive?

II. La perception est une condition du savoir

A. La perception donne le monde, elle ne le juge pas

Tout d’abord, si la perception semble être une source d’illusion il faut savoir que ce n’est pas de sa faute. La perception ne juge pas, elle ne fait qu’organiser la multiplicité de nos sens en une unité. Selon Kant, « si l’on peut dire que les sens ne trompent pas, ce n’est point parce qu’ils jugent toujours juste, mais qu’ils ne jugent point du tout ». En fait, le jugement est une décision de cette autre faculté de l’esprit qu’est la conception. C’est cette dernière, une association de l’imagination et de la raison qui interprète  cette forme qui s’imprime sur notre pensée. En effet, la perception ne pose ni de question ni ne spécule, elle ne fait que donner la chose « en chair et on os », comme le dit Husserl. Considérons l’exemple de la  phrase suivante : « slon l’odrre des choz ». Dans sa lecture nous constaterons de la familiarité visuelle et phonétique avec des mots que nous employons habituellement. Ici, l’imagination et la mémoire interviennent promptement, car elles ramènent presque instantanément la chose à ce qui est déjà vu antérieurement. Pourtant, si nous considérons aussi l’exemple suivant : « erhud kjimd lmlk », on voit bien que les mots sont là, perçus en substance et en bloc, mais que l’esprit est remarquablement suspendu. Il est en attente de son processus conceptuel. Puisque, la perception ne dit rien, cela ne signifie pas qu’elle est négligeable dans l’élaboration de la connaissance. Au contraire, elle  en est le point de départ.

B. Le savoir ne se construit pas sans la perception

Plus fondamentalement, la perception joue deux autres rôles importants dans l’élaboration d’un savoir.  D’abord, un savoir se réalise sur les marches a la perception. On perçoit un phénomène, notre esprit l’interprète à partir d’une donnée familière, puis la raison l’examine. Toutefois, la raison n’examine la perception que par comparaison à d’autres perceptions, elle fait le lien entre des diversités  et y tire ce qui est stable pouvant mettre les esprits en accord. Ici on part, comme Aristote le suggère, de la multiplicité pour arriver à l’universel, c’est-à-dire par l’induction. Ensuite, il y a cette autre dimension de l’esprit qui sous-tend parfois la perception que l’on nomme intuition, qui est la condition même de la progression du savoir. On loue souvent la rigueur analytique de la raison à fonder toute connaissance, mais on oublie souvent qu’elle ne sert qu’à développer ou à vérifier une intuition, un processus très subtil et très rapide de notre pensée. « L’intuition, c’est-à-dire l’instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir indéfiniment », disait Bergson dans L’évolution créatrice. Cette dernière est en fait  le processus automatique de notre cerveau à formuler une idée pertinente sur un phénomène. L’intuition est donc la méthode par excellence pour faire parler la perception. Nous pouvons remarquer notamment, depuis l’Eurêka d’Archimède à l’anecdotique pomme de Newton, la science progresse par des bonds intuitifs. En effet, la raison examine les faits, mais c’est la perception des incohérences et des relations pertinentes qui crée les évènements nouveaux.

En somme, nous avons constaté qu’il est extrêmement délicat de situer la perception dans les phases de l’élaboration du savoir. Toutefois, nous  sommes quand même venus à considérer quelques perspectives importantes sur son rôle à mettre en relation l’esprit et les réalités physiques. D’abord, la perception étant basée sur les sens, offre une sensation particulière, car l’expérience de la matière est toujours changeante. Ensuite, il n’est pas sûr qu’elle nous donne une représentation absolument adéquate du réel, car il reste encore cette possibilité que les faces cachées de la réalité échappent à nos sens. Mais à vrai dire, si la perception demeure stérile, c’est en fait la faculté de l’esprit à dire ce qui est perçu qui présente des défaillances, d’où l’erreur et l’illusion. Par ailleurs, il est indéniable que la perception participe dans l’élaboration du savoir, à l’instar de la méthode d’induction, d’analogie et même de l’intuition. Tout le monde peut prétendre au savoir dès que l’on a quelque chose à dire, mais le genre de connaissance tiré uniquement du savoir ne peut en tout cas prétendre au nom de science.

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