Peut-on dire d’une machine qu’elle travaille ?
Une machine est un engrenage de mécanismes qui a pour fin de faciliter la production, d’améliorer ou de remplacer un travail humain. Comme l’homme, une machine consomme de l’énergie et depuis un demi-siècle, elle a été dotée d’une forme d’intelligence capable de résoudre automatiquement des problèmes techniques. À cet égard, peut-on dire d’une machine qu’elle travaille ? Cette question qui nous semble un peu trop ambitieuse, a un sens profond dès que l’on remarque l’évolution du rapport entre l’esprit technique de l’homme et la simulation de la machine. Or, le travail, dans toute son objectivité, est une expression technique dans la production. Et il est toujours légitime de considérer le travail comme le propre de l’homme, car c’est un acte de volonté et non une programmation inconsciente. Aussi, nous disons que la machine produit, mais produit-elle du travail ? Pour résoudre cette dichotomie, on va voir dans une première partie dans quelle mesure, techniquement parlant, une machine travaille. Mais dans une seconde partie, on verra qu’il n’est pas correct de dire qu’une machine travaille, parce que la machine n’est pas humaine.
I. Une machine, techniquement, travaille
1. Le travail est une activité, la machine en est un moyen
Dans son sens le plus restreint, le travail est un acte de production. Il est l’acte de la transformation d’une matière en vue d’un besoin. Dès lors, il semble qu’il n’y a pas à discuter que la machine travaille. Selon les termes utilisés par Sartre dans Cahiers pour une morale, « une machine, c’est-à-dire un ensemble organisé de moyens se commandant les uns les autres en vue d’une fin » remplit véritable cette assignation dans le cadre du travail. Un exemple d’une production abstraite, supposé être le propre de l’homme, est l’activité de l’ordinateur qui traite les données pour formuler des solutions. Les matières sont ici les données, et la production est la résolution de problème algorithmique. Le travail de la machine est dans la pure objectivité du travail : elle a une capacité, un but, une méthode et elle exécute le rôle qui lui a été assigné. Ici, le travail n’est que du travail et la machine ne fait que travailler.
2. Une machine est l’incarnation de l’esprit technique de l’homme
L’homme est un homo faber, un être qui se crée des moyens techniques accumulant de plus en plus de performance. La machine, sa création, est le témoin de son intelligence technique, mais aussi le relai de celle-ci. « Définissons l’intelligence comme aptitude à penser, traiter, résoudre des problèmes dans des situations de complexité. L’intelligence est toujours stratégie », fait remarquer Edgar Morin dans La méthode. Et si travailler n’est pas seulement produire, mais aussi produire avec de la technique, c’est-à-dire penser le travail en analysant l’action à suivre, et non par simple instinct, on peut dire que la machine dotée d’une intelligence artificielle incarne ce concept. L’intelligence artificielle est un système technique informatique qui crée des algorithmes (une suite d’opération) en vue de répondre à des problèmes. On dit souvent de la machine programmée qu’elle ne peut dépasser son programme. Pourtant, c’est réduire le potentiel actuel de son intelligence. Une machine, grâce à son stockage de données et sa capacité de traitement de plus en plus performant, analyse, opère et sélectionne les solutions techniques les plus optimales en vue de nouveaux problèmes qu’il n’a jamais rencontrés auparavant. Lors d’une série de matchs d’échecs entre le champion du monde Gary Kasparov et l’ordinateur deeper Blue, ce dernier était capable de s’adapter au jeu du premier après leur premier match. Il est naïf de penser en ce sens qu’un programme informatique ne travaille pas dynamiquement comme l’homme. C’est pourquoi on parle plus considérablement d’ « intelligence » artificielle.
D’un point de vue de la production technique, nous avons tort de ne pas qualifier l’activité de production d’une machine comme du travail. Ainsi, la machine réduit alors le travail comme une simple activité, mais le travail ne devrait-il pas toujours être soutenu par un sens ?
II. Une machine n’a pas le sens du travail
1. La machine ne fait que fonctionner
Certes, une machine peut changer la donne de son activité en évoluant à travers son intelligence artificielle. Elle ne suit pas seulement des instructions, elle peut formuler de nouvelles instructions afin de s’adapter. Toutefois, la machine ne fait pas de cette activité un moyen pour une fin, en dehors de celle qu’on lui a assignée. La machine a été « créée pour » répondre à un champ de problème particulier. Deeper Blue a été créé pour faire des calculs stratégiques, elle peut faire preuve d’une forme d’ingéniosité, mais elle ne fait que fonctionner. Elle est la marque de l’automatisme qui s’auto régule et non de l’autonomie qui s’autodétermine. Or, sans l’idée d’autonomie, il faudrait alors redéfinir la notion de travail. Le travail de son étymologie du latin tripalum qui est un instrument de torture, renvoie à l’idée de l’épreuve face à la peine qu’on a dans la lutte avec une matière. On ne travaille pas sans effort, sans recourir à la liberté et la volonté, sinon le travail ne se distinguera pas de la simple idée du « faire ». Entre la volonté et la matière, rien n’est encore fait, il y a un espace de contingence qu’il faut traverser avec conscience et détermination. Selon Hegel, « l’homme se constitue pour soi par son activité pratique. Il parvient en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations ». La machine ne sait pas gérer la contingence, puisque qu’elle a été créée pour être rationnelle, elle analyse et opère et rien de plus. Elle n’a pas d’attention, ne sait être patiente ni ne sait être tenace par rapport à des situations où adviennent des évènements hors de son champ de fonctionnalité.
2. Une machine ne donne pas du sens à son travail
Enfin, un travail ne serait pas un travail s’il n’était pas valorisé. Le travail est animé d’un sens que l’acteur lui octroie, sinon cette activité n’aurait pas de sens. Pourquoi ? Parce que ce serait absurde de travailler pour rien, or c’est le cas de la machine qui n’a pas de conscience, qui ne prend pas du plaisir dans sa tâche et qui ne peut assigner un but extérieur à ce travail. Considérons ce passage du Capital de Marx pour comprendre la portée du travail : « Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté ». Il n’est pas convenable de dire que la machine a un sens de l’absurde, car le non-sens est pour elle une « erreur ». Pourtant, le travail ne se fait pas parce que son acteur est mu par lui, mais parce que l’acteur a une visée dans le résultat, dans ce qu’il apporte. D’ailleurs, on ne peut pas dire qu’il y a en soi un travailleur.
L’idée du travail de la machine n’est pas communément admise. Techniquement, la machine travaille puisqu’elle est une force de production. A la manière de l’homme, elle mobilise de l’énergie pour transformer la matière en visant un résultat avec une technique bien précise. Elle représente objectivement le travail, car elle ne vise la fin et rien que la fin. Mais encore, l’homme semble la doter progressivement de toute son intelligence technique. On parle maintenant d’intelligence artificielle qui sait s’adapter aux nouvelles données et surpasse l’homme de sa capacité de résolution de problème technique. Toutefois, une machine ne travaille pas selon le sens véritable assigné au travail, tel qu’il a été pour le cas de l’homme. La machine ne fait pas d’effort, car elle ne connaît pas la peine. Une machine dans son activité ne s’éduque pas de la patience ni de la détermination. Elle ne connaît pas la contingence de la situation face à la matière. C’est pourquoi elle ne travaille pas à proprement parler, mais elle fonctionne tout simplement. Fondamentalement, un travail est un acte conscient où se joue la volonté. Pour trancher sur la question, il faut considérer finalement que le travail est porteur de sens, car il attend un résultat qui le valorise. On ne peut pas parler ainsi de la machine.