Peut-on être heureux tout en étant juste ?
Une question qui soulève cette impression commune que les hommes justes suivent souvent des valeurs morales qui nécessitent l’abandon d’intérêts personnels. Quand l’idée de justice est érigée en impératif moral, on a tout de suite ce sentiment spontané de contrainte et de compromis. D’autant plus que les grands hommes historiques que l’on considère iconiquement comme juste (Socrate, Jésus, Gandhi, Martin Luther King) n’ont pas toujours eu une destinée que l’on qualifierait comme étant heureuse. On peut par contraste remarquer que des hommes peuvent vivre dans l’opulence tout en bâtissant leur fortune sur ce que l’on désigne généralement comme des actions injustes (corruptions, escroqueries, abus de pouvoir politique) si l’on ne cite que Staline, Al Capone ou Pablo Escobar. Pourtant, si on lit la biographie de ces figures emblématiques, elle ne reflète pas toujours cet idéal de bonheur en tant que tranquillité, car on y retrouve souvent le sentiment continu de crainte et de stress. Ce qui est problématique en fait c’est la question de l’intérêt de la justice. Effectivement, il faut considérer que l’idée de justice ne se fait pas pour rien, mais pour quoi alors ? À cela, nous allons d’abord voir en premier lieu qu’elle ne concerne d’abord que l’intérêt de soi mais qu’en second lieu cet intérêt est aussi sous-entendu par le vœu d’une humanité heureuse en nous comme à autrui.
I. Être heureux ne peut concerner que l’intérêt de soi
A. Être heureux concerne d’abord soi-même
En premier lieu, il faut partir de cette idée qui semble évidente que la notion du bonheur représente d’abord l’intérêt de soi. Le sentiment d’être heureux revient inéluctablement à notre subjectivité, car c’est notre être qui accède au plaisir, à la satisfaction, à la plénitude, et toute autre notion que l’on attribue à ce mot qu’est le bonheur. En fait, il faut remarquer qu’on peut retrouver une certaine impression de bien-être dans la justice qu’on fait à autrui, par exemple donner à quelqu’un ce qu’il mérite, mais c’est notre idée de cette justice, de ce que l’on croit que l’autre mérite, qui réchauffe notre cœur. Le bonheur est une idée vague qui est relative à notre propre expérience du monde et qui contient des valeurs personnelles que nous donnons aux actes et aux choses. Être heureux peut autant se ressentir dans l’acte d’une petite donation à une organisation caritative que dans celui de s’engager volontairement sur le terrain de l’humanitaire.
B. Être juste c’est être désintéressé de soi
Pourtant, une véritable justice ne peut être que désintéressée de soi. Le mot Justice revient au sens général d’égalité où autrui et moi sommes pesés de même poids sur une balance sociale. Ce qui signifie que quand mon intérêt dépasse ou nuit à celle d’autrui de façon déséquilibrée, je ne pourrais alors parler de justice. Par ailleurs, étymologiquement, le terme justice vient du latin « jus » qui signifie « droit » de ce qui est conforme à la loi, de sorte que si mon sentiment de justice transgresse le cadre légal qui fut établit dans la société où je me suis consenti à vivre (ou du moins y rester) alors ceci ne peut invoquer l’idée de droit. Il faut comprendre que l’enjeu de la justice comme droit institutionnel est d’ordre normatif afin de mieux gérer avec mesure la liberté de chacun et la légitimité de leurs conditions. En fait, l’exigence de la justice c’est d’abord l’exigence d’un ordre, car sans celui-ci, l’homme ne vivrait alors que dans un conflit perpétuel. L’institutionnalisation de la justice en tant qu’elle renvoie légitimement aux notions de droits positifs et permet de régler la violence les conflits liés au sentiment de légitimité naturel qui ne peut-être en sous-tendu que par l’intérêt personnel.
Bonheur et Justice sembleraient donc être deux notions aux caractères incompatibles, voire, contradictoires. Pourtant, il faut aussi se demander s’il n’y a pas entre eux quelque chose de consensuellement humain.
II. Être heureux c’est être juste envers autrui et envers soi
A. Être heureux c’est avoir la conscience tranquille
Il faut considérer que l’idée de paix intérieure que l’on associe souvent au bonheur implique la tranquillité d’une conscience sans souci. Toutefois, tant que notre soi fait face à autrui, cette tranquillité ne peut être atteinte, car on ne peut faire abstraction des réalités sociales. En fait, autrui fait toujours irruption dans mon être à chaque fois que j’interagis dans le monde social, car c’est dans la nature même de la conscience d’être d’abord conscient de quelque chose. Sartre soulignera dans Être et Néant que « ma chute originelle c’est l’existence de l’autre » en ce sens que la jetée de l’existence dans le monde est inéluctablement en proie à la confrontation de la conscience d’autrui. Or, si je suis constamment en conflit avec les sentiments altruistes (ingratitude, malhonnêteté, trahison …) alors je ne peux avoir l’esprit tranquille (remords, regrets). La considération d’être en harmonie avec autrui se pose alors nécessairement comme une condition à la stabilité de mon être. Et, c’est ainsi que l’on peut alors définir la justice comme un intérêt commun et donc condition de mon bonheur.
B. Le respect de la dignité humaine donne une satisfaction de bien-être
Mais le bonheur n’est pas seulement une question de tranquillité, c’est aussi une affaire de bien-être, le vœu de se sentir à l’aise dans son être par l’estime de soi. Cette estime de soi ne peut d’abord cependant être qu’aussi altruiste. En fait, l’adage qui dit « ne fais pas subir à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse subir » a un sens bien profond. Ce sens est
celui de l’empathie qui reconnaît en l’autre un être pareil à moi qui partage la même condition humaine et qui s’y démêle, quoique dans des circonstances qui peuvent être différentes à la mienne, à trouver un petit sens du bonheur dans cette existence qui semble absurde. Si Kant nous dicte par son impératif : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité comme une fin, et non simplement comme un moyen », c’est dans l’enjeu de la considération de ce qui fait un homme en tant qu’être autonome or faire injustice à autrui serait ne pas respecter l’effort humain dans sa volition ; ce serait faire de l’autre un simple objet incapable d’avoir la même dignité de se déterminer comme soi l’est. Ainsi, cela reviendrait à tuer l’homme en autrui, mais aussi à se dégrader soi-même dans la considération que l’on peut au final n’être qu’un outil utilitaire.
On a pu remarquer la simplicité de la question par l’évidence qu’elle suscite à la première vue .Pourtant, elle aura caché un terrible enjeu: la condition d’une vie heureuse à travers l’inéluctable considération d’autrui. Nous avons pu développer ceci en soulignant en premier lieu que le bonheur est d’abord une affaire subjective, car elle est en rapport à notre vie personnelle et que donc elle semble incompatible à une notion qui ne concerne que le bien commun. Nous avons aussi pu voir cependant que dans ce commun se trouve une réciprocité d’intérêts car autrui me fait toujours réfléchir et donc je dois m’y accorder harmonieusement dans ma conscience. En définitif, on a pu surtout dégager l’idée que si l’idée de rendre justice à autrui peut me rendre heureux c’est parce que j’ai la conviction qu’en tant qu’être partageant la même lutte existentielle, qu’on peut s’estimer mutuellement.