Peut-on être indifférent à la vérité ?
Une vérité est définie comme une proposition conforme à la réalité qu’elle veut rapporter. En ce sens, elle est un miroir pour notre rapport au monde, car nos actions seraient vaines s’il n’y avait pas de connaissance vraie sur ce qui nous entoure. Aussi, il semble évident qu’on ne peut être indifférent à la vérité. Toutefois, elle a toujours l’air de nous échapper. D’une part, nos sciences produisent plus de nouveaux questionnements que de théories concluantes, à cause des obstacles expérimentaux à surpasser indéfiniment. D’autre part, les discussions métaphysiques dont se nourrit l’histoire de la philosophie aboutissent soit à un dogmatisme, soit à un relativisme. On peut alors se demander s’il n’est pas au contraire préférable de vivre tranquillement dans l’indifférence de la vérité. La quête et la détention de la vérité sont-elles une exigence de l’esprit rationnel, ou bien se réduit-elle à une simple utilité pratique ? En fait pour y voir plus clair, aussi avant de se faire une conclusion hâtive, il nous faut d’abord explorer en quoi l’idée de vérité est incontournable à la vie de l’esprit. Par contre, il faut aussi considérer en quoi on peut se désintéresser de cette idée classique de la vérité comme conformité aux faits.
I. L’idée de vérité est incontournable à la vie de l’esprit
A. Le rapport entre le monde et l’esprit impose des évidences
En effet, s’il y a une réalité incontournable que notre esprit produit dans son rapport au monde c’est l’idée d’évidence. Si Spinoza dit que « Le vrai est à lui-même sa marque et celle du faux», c’est parce qu’il y a des points si clairs et distincts qu’on ne saurait douter au fil de nos pensées, et sans ces points de repère, notre esprit à proprement parler ne pourrait se mouvoir. En fait, même devant un phénomène qui nous est si étranger à tel point qu’on ne puisse le nommer, l’esprit s’accorde toujours à dire quelque chose à propos de celui-ci. Ainsi, la raison procède par la table de jugement de Kant ou encore par les catégories d’Aristote. Pour déceler le vrai du faux, il est nécessaire d’évoquer ce sentiment d’adéquation de notre esprit aux choses. Mais avant tout, il faudrait que l’esprit, par le biais des idées innées de la raison (au sens cartésien), connaisse l’objet, donc établisse une vérité à propos de l’objet. L’enjeu de cette vérité retrouvée est que la réalité serait absurde sans elle. Or, on peut aisément remarquer que toute production culturelle humaine est déjà création de vérité qui a des relations effectives avec le monde. Que ce monde soit la création d’un Dieu bienveillant qui nous invite à sa vérité, ou que l’esprit soit en perpétuelle découverte de la réalité du monde, la vérité a toujours été un corollaire pour la vie pratique et spirituelle de l’homme.
B. Les certitudes scientifiques suivent le même parcours que la technique
Par ailleurs, à travers l’évolution de sa nature, l’homme est un être qui construit des connaissances pratiques avec sa saisie du monde pour pouvoir y agir. On ne peut reprocher aux pragmatistes de juger la valeur d’une idée par rapport à son sens pratique. Bien que la fabrication d’outils naisse de l’intelligence humaine, c’est la connaissance des phénomènes qui dirige en quelque sorte la maitrise de techniques, toujours adaptée aux besoins de survie. Débutant par le simple usage instinctuel de son corps, il lui fallut évoluer avec son intelligence pour transformer la simple matière-outil en un instrument de savoir-faire de plus en plus efficace. Comme Descartes l’a constaté dans son Discours de la méthode, « s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher ». En parlant de médecine, que serait l’innovation technique sans la certitude scientifique sur les mécanismes du corps humain ? D’ailleurs, pourrait-on s’assurer de la maitrise de la transformation de la matière, si nous étions indifférents à la pertinence de nos idées sur ses propriétés ?
On a donc pu constater qu’il est cognitivement et techniquement non viable de ne pas s’intéresser à la pertinence de nos idées sur le monde. Cependant, il nous faut encore examiner les dessous de la « vérité-concordance », pour voir si elle ne risque pas de piéger notre esprit dans sa seule cadre conceptuelle.
II. S’intéresser à la vérité n’est pas une nécessité
A. La vérité est une réalité figée et non la réalité
Il nous faut tout d’abord explorer avec une certaine prudence cette idée de la vérité en tant qu’« adaequatio rei et intellectus », célébré par Saint Thomas d’Aquin qui signifie littéralement l’adéquation de l’intellect et de la chose, car elle peut nous faire plonger dans le piège de l’illusion. On parle d’illusion car cette nature rationnelle de la pensée pourrait être différente des faits eux-mêmes. Selon un approfondissement de la notion, la pensée scientifique cherche à saisir dans le phénomène quelque chose de constant, de permanent, d’immuable, d’être. Or, la réalité est un flux continu de changements comme le voyait Héraclite en usant de cette célèbre métaphore du devenir : «on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Bergson proposera l’idée que la science ne sait saisir que ce qui est mort, dans le sens d’inerte, de la complexité mouvante de la vie. Nietzsche, quant à lui, voit en la vérité scientifique une réincarnation du passé dans le nouveau. Autrement dit, ce type de vérité ne définit pas les choses, à jamais insaisissables, car toujours en mouvement. Ainsi, la science ne saisit qu’un moment passé. La vérité, comme concordance de la pensée avec la chose, dit bien donc quelque chose de vraie, de saisissable de la chose, et c’est un fait de notre esprit. Cependant, elle ne peut prétendre à saisir sa totalité à jamais inachevée mais seulement son apparence fixée à notre mémoire. On dira par exemple d’une pierre en repos qu’elle est inerte à sa première vue, pourtant elle n’est jamais figée ni dans sa perception, car la lumière qui la rend visible est toujours en mouvement, ni dans son être même, car ses éléments les plus subtiles le sont aussi (ses particules et ses flux d’énergie). Elle ne l’est seulement que dans son image imprimée dans notre esprit.
B. Ce n’est pas la vérité qui s’impose à l’esprit mais l’esprit qui choisit sa voie ou non
Enfin, il nous reste à examiner en quoi s’intéresser à la vérité est un choix, une intention, et non une nécessité. D’abord, ce qui s’impose à notre esprit, ce sont les faits, les impacts (ses flux physiques et chimiques) de la manifestation des phénomènes à nos organes de sens, puis unifiés par notre esprit et qui viennent enfin à notre conscience. La procédure conceptuelle de la vérité vient ensuite à évaluer la pertinence d’un sens que l’on donne à ce phénomène, unifié vis-à-vis de nos questions qui sont stimulées par ses étrangetés. Ce cheminement du phénomène à l’esprit nous rappelle deux choses qui nous sont déjà intuitivement évidentes sur notre transcendance au monde. D’abord, la vérité d’un phénomène qui ne m’affecte pas, directement ou indirectement, ne m’intéresse pas. Ensuite, même si le phénomène m’affecte, je peux m’arrêter au sens que je lui donne sans lui vouloir trouver un sens en soi, qu’est supposé être la nature de la vérité. Il est d’ailleurs virtuellement et concrètement impossible de s’intéresser à toutes choses qui viennent à notre esprit. De plus, il est même conseillé dans les situations de vie ou de mort de suivre le flux de ses instincts et de ses réflexes au risque de s’embrouiller, c’est pourquoi Nietzsche nous dit qu’« il y a plus de sagesse dans le corps que dans l’esprit ».
La vérité est l’une des notions les plus vastes et les plus abstraites, et les questionnements autour de ce sujet animent encore les débats philosophiques. L’intérêt de cette question nous a quand même éclaircis sur les tenants et aboutissants d’une telle recherche. Tout d’abord, nous sommes partis du fait que la vérité nourrit l’esprit et que la certitude le fait mouvoir, du coup nous avons besoin de la vérité pour pouvoir agir sur le monde. Par la suite, l’on a également analysé le fait que le type vérité-correspondance ne s’attache qu’à une partie de la réalité, car la saisie de la réalité est plus complexe due à sa nature mouvante. De ce fait, ce sens de la vérité ne peut prétendre à être totalement indispensable à l’esprit, mais seulement en partie pour donner lieu à une certitude. En fait, ce sont les faits et nos sens sur eux qui s’imposent nécessairement à notre être. Par conséquent, être indifférent à la vérité implique préalablement un penchant pour la recherche de la vérité, et savoir ce qu’est la vérité pour pouvoir la nier. Il s’agit d’un choix volontaire, mais sans conséquence majeure sur ce qui est véritablement et ce qui est apparemment.