Peut-on faire l’expérience de la liberté ?

A la charnière du corps et de l’esprit se situe la liberté, l’un des concepts philosophiques les plus abstraits et les plus difficiles à appréhender. Selon un point de vue immédiat, on peut aisément le joindre à l’infini dans le cadre de l’espace et de la durée. Mais si l’on étend la question sur l’expérience humaine, la liberté nécessite une approche à travers la conscience, car la liberté ne peut d’observer dans les objets extérieurs à lui. Certains philosophes poussent très loin leurs investigations et cherchent la liberté à travers l’inspiration d’une puissance surnaturelle : « C’est la volonté divine qui a posé ces valeurs et ces vérités, c’est elle qui les soutient : notre liberté n’est bornée que par la liberté divine ». Etant une figure emblématique de la liberté dans la littérature philosophique, Sartre lève les confusions qui étourdissent l’homme dans la quête et l’expérience de la liberté. Sachant que l’existence humaine serait fade si la liberté ne s’y manifeste point, le schéma inverse qui jette l’homme dans une totale liberté, donc de puissance illimitée, rendrait vain le goût de la récompense d’une vie laborieuse. Le pouvoir de faire toute chose sur soi alimenté par les désirs toujours renouvelés suffit-il à mettre en exergue l’expérience de la liberté ? Afin de discerner le vrai visage de la liberté, adoptons une approche en trois volets : tout d’abord, analysons le libre arbitre face à la nécessité des choix ; par la suite, énumérons les contraintes qui freinent l’accession à une liberté totale. Ainsi, nous pouvons en déduire que l’expérience de la liberté ne se dessine que par l’accession à la vérité, et a fortiori, au bonheur.

I. L’indécision fausse la compréhension d’une liberté inconditionnée

Afin de bien cerner le sujet, commençons par une approche plutôt pragmatique. Une personne exerce sa liberté lorsqu’elle fait face à des choix multiples, et dont le seul critère serait ses préférences personnelles. Certes, des conditions extérieures influencent nécessairement sur sa décision, ce qui a fait dire à Leibniz dans l’Essai de Théodicée qu’ « une liberté d’indifférence indéfinie, et qui fût sans aucune raison déterminante, serait aussi nuisible et même choquante, qu’elle est impraticable et chimérique ».Ce premier constat entraîne un questionnement plus profond concernant le libre arbitre, pour bien le comparer par rapport à l’indifférence. En effet, le libre arbitre intervient en connaissance des différents paramètres en jeu, et une fois encore il n’y a pas de place pour l’indifférence. En considérant le pour et le contre dans chaque choix possible, le sujet pourrait en déduire une même importance entre ces possibilités, et c’est justement dans ce cas que le libre arbitre prend tout son sens. L’explication de Descartes dans les Méditations métaphysiques en évoque clairement le sens : « Car afin que je sois libre, il n’est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l’un ou l’autre des deux contraires, mais d’autant plus que je penche vers l’un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l’intérieur de ma pensée ».Par conséquent, concevoir une liberté inconditionnelle, au point de ne pas tenir compte des qualités objectives des objets et d’être totalement confus, est une illusion. La liberté de choisir, telle qu’elle se présente dans l’expérience vécue, se présente d’une façon telle que ma décision aurait pu être autrement, mais grâce à ma volonté en tant que sujet, c’est moi qui choisis cette situation. C’est en ce sens que Schelling affirme ceci dans Recherches sur la liberté humaine : « Pouvoir se décider, sans aucune raison déterminante, pour A ou non-A, ne serait, à vrai dire, qu’une prérogative à agir de manière tout à fait irrationnelle, et elle ne serait guère à l’avantage de l’homme ».

On peut synthétiser cette première partie par le fait que la liberté de choisir et d’agir est une forme élémentaire de la liberté. Mais on s’arrête à ce stade, le problème philosophique y afférent n’a pas lieu d’être, car tout le monde serait alors libre.

II. La possibilité de choisir librement n’est pas l’essence de la liberté

Le fait de mouvoir ou de rester immobile, poursuivre un choix éclairé ou demeurer dans l’indétermination, ce sont des faits presque banals que chacun expérimente dans sa quotidienneté. En profondeur, la quête de liberté devient un problème existentiel, dans le sens où un rapport défectueux vis-à-vis d’autrui ou de la société met la personne dans une situation inconfortable. Par-là, « nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître », disait Pascal dans ses Pensées. La société émet des normes tacites et conventionnelles dont les individus sont libres d’épouser ou de réfuter, et pourtant la pression et les contraintes qui y sont accompagnées entrainent une certaine frustration. A part la liberté qu’offre la Loi, par laquelle les citoyens acceptent sans réserve de se soumettre à ces conditions, il existe toujours une orientation inconsciente de ces choix qui rattachent l’individu à des impératifs. Spinoza a généralisé la question avec une approche valable qui peut être appliquée même pour les lois morales, selon les termes évoqués dans l’Éthique : « Les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres ; et cette opinion consiste en cela seul qu’ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants des causes par où ils sont déterminés ». Donc, qu’il s’agisse des impératifs moraux ou des lois coutumières d’une société, les hommes sont libres de les accepter ou de les refuser, sauf qu’il n’est pas très clair dans leur esprit en quoi consiste la vraie liberté. En d’autres termes, certains pensent que c’est l’absence de contraintes provenant d’une cause extérieure, pour pouvoir enfin déployer la vraie liberté qui émane de notre propre être. Mais en poussant plus loin notre réflexion, il n’y a pas de liberté en soi, car il faudrait toujours la manifester par quelque forme extérieure. Voilà le sens de ce passage tiré de l’Enquête sur l’entendement humain de Hume : « Nous ne voyons pas que le désir fantastique de prouver notre liberté est alors le motif de nos actions ».

La vacuité du mot « liberté » ne peut être remplie par aucun mouvement consolateur, et même l’idée selon laquelle l’homme est libre par une sorte de disposition naturelle n’est pas satisfaisante. Peut-on alors parler de liberté en dehors d’une expérience vécue ?

III. Le concept de liberté se montre mais ne s’explique pas

Les tentatives de définition de la liberté ont sans doute acheminé toute l’histoire de la philosophie, mais autant le concept est-il vaste et abstrait que les possibilités pour y mettre divers contenus compliquent davantage sa compréhension. Par exemple, Bergson voit en l’harmonie entre la volonté d’un individu et ses réalisations l’illustration idéale de la liberté, selon ses propos dans Essai sur les données immédiates de la conscience : « Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste ». Ce lien intime entre l’individu et ses actes est, soit ressenti intérieurement par celui-ci, soit observé de l’extérieur par son entourage. Mais c’est une possibilité parmi tant d’autres pour prouver que l’expérience de la liberté est envisageable. Mais comment savoir s’il y a liberté tant qu’on n’en distingue point de signes concrets ? Nous pouvons ainsi mettre en parallèle liberté et bonheur, en empruntant la définition de Hegel tirée de sa Propédeutique philosophique : « Le bonheur n’est pas seulement un plaisir singulier, mais un état durable, d’une part du plaisir affectif, d’autre part aussi, des circonstances et moyens qui permettent, à volonté, de provoquer du plaisir ». Sachant alors que l’homme crée et entretient son bonheur, ce qui signifie que c’est par un acte de sa volonté et exécuté en toute conscience qu’il se maintient dans cet état, il est inconcevable qu’il le fasse dans la contrainte. Le plaisir est un signe extérieur du bonheur, tandis que le bonheur est un signe extérieur de la liberté. Tout compte fait, l’expérience de la liberté n’est pas impossible en soi, sauf que, tout comme le bonheur et ses corollaires, elle est éphémère. « La représentation d’une liberté absolue de décision est aussi illusoire que celle du moi absolu qui engendre le monde à partir de lui », disait Adorno dans sa Dialectique négative.

Pour conclure, l’expression de la liberté consiste pour un individu à prendre des résolutions en fonction de ses inclinations, mais plus particulièrement en considérant les causes extérieures qui influencent nécessairement sur lui. En effet, les concepts de liberté citoyenne ou de souveraineté étatique, qui ont été élaborées universellement, montrent sans l’ombre d’un doute que la vie en société prend tout son sens à travers l’application d’une liberté consentie et en toute conscience de cause. Cependant, s’initier à l’expérience de la liberté devrait se faire individuellement, et pour juger cette expérience, les philosophes évoquent clairement que la liberté se retrouve dans l’accomplissement et la satisfaction de l’acte. Si on se limite dans les définitions abstraites de la liberté, nous n’obtiendrons qu’un fragment de ce qu’est réellement le fond de ce concept. Or, la liberté est plus qu’un sentiment ou une sensation, en faire une expérience revient à essayer d’accéder à un idéal. La liberté ne serait-il alors que la manifestation extérieure de l’inconscient ?

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