Peut-on se faire justice soi-même ?

Qui n’a pas vécu ces moments intensément personnels où l’on ressent un fort sentiment d’injustice, lorsque nous sommes affligés d’un crime impuni ? Effectivement, ces ressentiments surgissent lorsque ceux qui sont censés faire respecter la loi sont absents, laxistes, impuissants, ou pire, corrompus. Si tel est le cas, l’individu traité injustement croit être légitime de se faire justice soi-même. Dans ces moments, l’on pense nécessairement qu’il est de l’ordre naturel des choses de prendre en main le rétablissement de ce tort, même si l’on n’est pas légalement investi de ce pouvoir. Toutefois, comprenons au préalable l’idée de justice si notre jugement est émotionnellement affecté.  Car la justice renvoie à un rapport entre hommes et non un rapport en moi et l’autre comme un simple moyen d’assouvissement. Étant dicté par la passion, ne risquerait-on pas de faire plus de mal que de bien, quand on n’est pas en état de balancer objectivement la situation ? Ainsi se pose la question : être passif devant l’injustice, n’est-ce pas se faire complice de cette injustice elle-même ? A travers ces nombreuses questions, nous allons tenter d’éclaircir quelques pistes de réponses en vue de résoudre le fond du problème. On va d’abord voir en premier lieu en quoi nous considérons généralement qu’il soit légitime de prendre la justice entre ses mains. Et pourtant, nous allons aussi expliquer en quoi l’idée de justice ne peut être personnelle.

I. Il est naturel de ressentir le besoin de justice

A. Les lois sont des normes au service de raisons injustes

Une loi est avant tout une loi en ceci que son sens premier est celui d’un ordre à suivre. Son établissement a originairement pour but un certain arrangement que les législateurs-gouvernants jugent correct, que cela soit pour leur intérêt ou pour le peuple. Cependant, c’est dans l’arbitraire des droits inégaux répartis entre les hommes que les faits se manifestent. En effet, les droits privilégient certains, par naissance ou par fortune, comme s’ils étaient d’une nature humaine plus élevée. Cette situation engendre nécessairement le sentiment d’injustice quand on découvre qu’elle n’est fondée en rien de rationnel. Et donc comme Anatole France le dit si bien « Tant que la société sera fondée sur l’injustice, les lois auront pour fonction de défendre et de soutenir l’injustice ».  En fait, l’idée de se faire justice soi-même ne renvoie pas forcement à la simple préoccupation personnelle. Elle peut aussi tendre vers la reconnaissance d’un respect universel que tout homme mérite et que l’esprit des lois de notre société peut ne pas toujours rendre effectif. C’est notamment le cas des régimes totalitaires qui ne respectent pas le droit à la liberté d’opinion et d’expression.

B. Il faut chercher la justice quand les lois sont déficientes

Les agents de l’État agissent de manière injuste lorsque qu’ils ne considèrent pas les droits de l’homme qui méritent le minimum de respect, ou adhèrent à la corruption. Ces agissements se reflètent par les inclinations intéressées, passionnées ou personnellement idéologiques, altérant l’objectivité de leurs fonctions qui est de faire respecter des lois justes. A cet effet, les procédures légales ne sont pas suffisamment pragmatiques pour résoudre les crimes ou le font de manière inefficace. A cet égard, on peut dire comme Voltaire que « Si les lois pouvaient parler, elles se plaindraient d’abord des gens de loi ». En fait, il est de la nature des êtres humains de ne pas se maitriser devant les tentations, et de ne pas avoir le courage d’agir de manière juste  même s’ils y aspirent profondément. Par conséquent, il y a une tension constante entre leur fonction des représentants de la loi et les commentaires publics pas toujours encourageants sur leurs imperfections.

Ainsi, l’idée d’une justice personnelle peut prendre la justice universelle quand la loi a ses faiblesses. Cependant, cela signifie-t-il pour autant que notre seule conscience de la justice suffit-elle  à toujours nous assurer de la justice?

II. La justice n’est jamais personnelle

A. La vengeance ne rendra jamais justice

Considérons l’exemple de la rivalité entre la famille Hatfield et les MacCoys, deux familles américaines originairement opposées durant la guerre civile. Le conflit commença par le meurtre d’un fils MacCoy suspecté commis par un Hatfield, puis s’ensuit une série d’accusation et de sabotages de plus en plus conséquents jusqu’à son climax où les Hatfields encerclèrent le domaine la famille MacCoy et y massacra quelques membres. Cependant, les quelques Hatfields rescapés ripostèrent plus tard par une attaque encore plus sanglante sur les MacCoy, et de là les séries de revanches ne s’arrêtèrent plus que jusqu’à la quasi-annihilation des deux familles et la mise en arrêt des rares survivants. Ceci nous montre l’aspect vicieux de la vengeance quand l’estime de nos offenses dépasse l’intérêt commun. Il est humain de vouloir se venger du meurtre de ses chères proches, mais il faut reconsidérer le fait de nommer cette action par le nom de justice. En effet, si la justice assimilée comme vengeance signifie la réparation des torts, cela ne ramènera pas les morts à la vie, ni guérira les traumatismes. La justice en soi cherche la paix, elle n’est pas le fruit d’un sentimentalisme ni d’une empathie, mais elle cherche une harmonie universelle entre la réparation de l’injustice et le devoir de respecter l’être capable de conscience, de réflexion, de remise en question, d’autocritique et de rédemption qu’est l’homme.

B. On ne peut se faire justice qu’en étant altruiste

Ceci nous amène à dire comme Proudhon que « la justice est le produit de cette faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne ». En effet, la vraie justice doit rendre compte de l’intersubjectivité, car l’enjeu de cette perspective est double. En premier lieu, si nous considérons les hommes comme fondamentalement différents et étrangers entre eux, alors le monde serait invivable, car il n’y aurait que des conflits diplomatiquement irrésolus. En second lieu, la quête d’une justice niant le bien-être d’autrui peut facilement dénigrer la valeur de la vie humaine. C’est le cas de certaines grandes rivalités des dirigeants politiques qui mettent en jeu la vie de milliers de jeunes soldats pour de simples offenses personnelles. Si on veut faire justice, on ne peut le faire seulement pour soi, mais pour cette humanité en soi comme en l’autre. « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autrui toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » ainsi  nous prescrit Kant.

En somme, la façon d’appréhender l’idée de justice renvoie à des enjeux qui auront mérité des éclaircissements, car il s’agit du bien de l’humanité dans son ensemble comme en moi. Concernant la question de son rapport à notre personne qui est toujours en proie à des affections particulières, la réflexion sur ce sujet est de plus en plus délicate. Néanmoins, nous avons pu dégager quelques points non moins pertinents à considérer. D’abord, l’idée de justice ne peut être confinée par les seules lois prescrites, car leur élaboration pourrait provenir du seul intérêt des personnes au pouvoir ; ensuite, il est difficile de ne pas vouloir les contourner lorsque les organes censés appliquer la justice sont pratiquement faibles. Il parait donc légitime parfois de prendre en main les choses. Cependant, si nos actes émanent d’une volonté pure de faire régner la justice, il nous faut prendre garde de ne pas se laisser animer par la vengeance, car cette dernière n’est que sa corruption passionnelle. La vraie justice reconnait l’autre comme être humain, qu’il soit l’injuste, l’homme sur mon passage ou moi-même. Un homme juste sait pertinemment qu’autrui représente l’humanité capable du pire, certes, mais aussi du meilleur. Ainsi, en décidant de faire justice soi-même, nous n’avons aucune excuse pour dire que l’on n’est pas en connaissance de ce qui est bien et de ce qui est mal. Notre responsabilité vis-à-vis de nos actes nous rendra dignes d’un monde meilleur avec un visage plus humain.

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