Peut-on se libérer du passé ?
Nombreux sont ceux qui souhaitent s’affranchir du poids du passé en vue de se constituer un avenir. Pourtant, l’on se demande s’il est réellement nécessaire d’oublier entièrement son passé pour devenir celui que l’on souhaite être dans le futur. Abandonner son passé signifie se décharger de son fardeau, se construire des bases pour recommencer de nouveau. Néanmoins, il ne faut pas oublier que l’Homme, tel qu’il est au présent, résulte de l’accumulation des expériences antérieures. De plus, l’oubli entraine la méconnaissance. Et la méconnaissance engendre l’ignorance. Puis, l’ignorance prive l’accès à la liberté. Dans ce cas de figure, le passé représente-t-il un obstacle pour parvenir à un avenir meilleur, ou au contraire, constitue-t-il un atout ? Avant de penser à « repartir de zéro », il est nécessaire de s’interroger sur sa capacité à se dissocier de son passé, qui est, rappelons-le, l’essence de l’être humain. En vue de répondre à cette problématique, nous développerons les points suivants : le caractère immuable du passé, notre capacité à nous libérer du passé, et enfin le devoir de mémoire.
I. Le caractère immuable du passé
L’expression « se libérer du passé » fait immédiatement penser à des chaînes et des liens auxquels nous essayons de nous soustraire. D’une manière plus concrète, le passé représente un poids qui nous empêche de nous réaliser, du point de vue individuel ou en groupe. Les souvenirs plantés dans la mémoire collective, aussi bien que le vécu personnel nous entravent bien souvent. « Le plus souvent, si je me souviens, c’est que les autres m’incitent à me souvenir, que leur mémoire vient au secours de la mienne, que la mienne s’appuie sur la leur ». Tels sont les propos de Maurice Halbwachs dans les cadres sociaux de la mémoire pour présenter la permanence des souvenirs, tant que nous vivons auprès de nos semblables. Prenons l’exemple d’un viol : le traumatisme causé à ce moment précis gravé dans le temps continue de hanter la victime, dont les habitudes comme les choix vestimentaires et le comportement se retrouvent changées par la suite. Dans le cas de l’esclavage, malgré l’abolition de cette pratique, une pointe d’amertume perturbe souvent les relations entre certains descendants des deux entités. En ce sens, le « passé » devient synonyme de « contraintes » irréversibles sur lesquelles repose notre avenir. La seule manière de s’en libérer est de tout simplement oublier.
Ainsi, faire le choix d’oublier signifie ignorer les événements passés qui ont contribué à forger son identité personnelle. La question se pose alors : le passé est-il une chose banale et neutre qu’on peut se débarrasser facilement ?
II. La capacité de l’Homme à se libérer du passé
Certes, nier le passé permet de remettre les compteurs à zéro, de se créer une nouvelle ligne de départ et de devenir plus libre. Cependant, les actions entreprises dans le passé déterminent potentiellement la direction que prendra le futur. Néanmoins, si nous nous référons au doute cartésien, la volonté de l’Homme lui permet de nier les connaissances du passé pour produire un nouveau savoir sur de nouvelles bases. Comme Aristote a comparé, dans son ouvrage De l’Âme, l’esprit avec une table rase, « il doit en être comme d’une tablette où il n’y a rien d’écrit en entéléchie ». Par exemple, dans le domaine de l’art, cette action permet d’éviter le plagiat et d’accéder à une dimension artistique neuve. Dans le domaine de la politique, les révolutions qui se sont succédées dans l’histoire avaient chacune pour but de détruire l’ancien régime afin de bâtir une nouvelle organisation sur les vestiges du passé. Cependant, une création qui ne repose sur aucun antécédent est-il réellement envisageable ? Des auteurs célèbres comme Pau Valéry reconnaissent avoir subi les influences de leurs prédécesseurs. De plus, les œuvres fantastiques naissent de l’observation de la réalité (tant physique que consignée dans les livres d’histoires), couplée avec une étude des œuvres antérieures.
De même, si l’Homme est effectivement libre de se défaire du passé, cela sous-entend qu’il est à tout moment capable de se réinitialiser. Dès qu’il le désire, il est apte à subitement changer de caractère ou à se plonger dans un milieu social différent. En d’autres termes, il est libre de devenir un autre. Certes, dans la pratique, la faisabilité de pareilles aspirations n’est pas toujours évidente. Néanmoins, la philosophie platonicienne met en exergue le rôle du souvenir dans la constitution du savoir. Platon évoque dans le Phèdre que « c’est en usant droitement de pareils moyens de souvenance qu’un homme, dont l’initiation à de parfaits mystères est toujours parfaite, est seul à devenir parfait ».
Le passé reste le fondement du présent. Il demeure, pour le meilleur comme pour le pire, une ombre qui influence les actions du présent. Sommes-nous en droit de nier les souvenirs douloureux pour ne garder que les expériences plaisantes et/ou constructives ?
III. Un devoir de mémoire pour se libérer
Avant toute chose, la liberté s’inscrit dans un contexte. En ce sens, il est primordial de comprendre la situation avant de pouvoir jouir pleinement de sa liberté. De même, se libérer du passé ne signifie aucunement l’effacer de sa mémoire. Comme l’a exprimé Jacques Lacan dans Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, « L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs ». Bien au contraire. Ce n’est qu’en en prenant conscience que nous pouvons nous libérer. Connaître et comprendre l’histoire permet de tracer les prémisses pour ne pas reproduire les erreurs du passé. Si nous reprenons l’exemple d’un cas de viol. Se libérer de son traumatisme implique prendre conscience et affronter les événements de ce jour fatidique pour évaluer comment il a influencé les comportements du présent. En effet, comment remédier à un problème si nous ne connaissons ni les sources ni les implications de celui-ci ?
En choisissant d’oublier sciemment le passé, nous courrons le risque de le laisser nous déterminer. Les habitudes, les traditions, les modes de pensées enracinés dans l’imaginaire collectif influencent nos actes. Ainsi, nous devenons perméables à incorporer et à reproduire les mêmes schémas. L’ambivalence de la mémoire nous fait voir qu’après une sélection des éléments qui sont nécessaires à notre survie, nous sommes capables de renvoyer dans notre inconscient ceux qui nous sont inutiles, du moins pour l’instant présent. C’est en ce sens que Nietzsche disait : « Cet animal nécessairement oublieux (l’homme), pour qui l’oubli est une force et la manifestation d’une santé robuste, s’est créé une faculté contraire, la mémoire, par quoi, dans certains cas, il tiendra l’oubli en échec, _à savoir dans les cas où il s’agit de promettre ».
Conclusion
Nombreux sont ceux qui pensent à tort que se libérer du passé est synonyme d’oubli. Cependant, l’ignorance n’est jamais une issue, à plus forte raison qu’il est impossible de se défaire entièrement de son passé. Par-là, le passé forge consciemment et inconsciemment l’identité de l’Homme. Sans une réelle prise de conscience, l’être humain est condamné à être prisonnier du passé dans le sens où les détails et épisodes qu’il a choisi d’oublier déterminent la manière dont il agira par la suite. En d’autres termes, ce passé déterminera son avenir. Ainsi, la mémoire a une fonction essentielle dans notre construction psychique, dans la signification du monde présent, mais aussi dans la constitution de notre liberté. Le passé n’a-t-il d’existence concrète qu’à travers la mémoire ?