Peut-on s’engager sans renoncer à la liberté ?

Une vie en société harmonieuse est conditionnée par la prise de conscience de chacun pour ses devoirs envers soi-même et ses semblables. Le sentiment de liberté est l’objectif que nous voulons atteindre et qui nous pousse à nous engager dans une cause. Mais en confrontant l’idée de devoir et de liberté, nous dirons immédiatement qu’être libre renvoie à l’idée d’être affranchi de toute contrainte, alors que s’engager signifie s’imposer une obligation qui est en soi une forme de limitation. Cependant, l’engagement est un acte de volonté et de décision réfléchie, et la volonté ne peut être que libre. Le paradoxe apparent entre devoir et liberté nous ramène donc à la problématique suivante : dans quelle mesure peut-on parler de liberté dans l’acte d’engagement ? Pour résoudre ce problème, nous allons d’abord expliquer pourquoi l’idée d’engagement pèse comme une contrainte. Ensuite, nous allons également développer la perspective selon laquelle l’idée de l’engagement en tant qu’acte autonome manifeste la liberté.

I. Le devoir nous fait renoncer à une part de liberté

A. S’engager c’est agir selon les clauses d’un contrat

Tout d’abord, s’engager signifie sceller un contrat envers une tierce personne et accepter que les termes de ce contrat déterminent nos droits. S’engager c’est accepter des conditions qui définissent ce qui est permis et ce qui est interdit, mais aussi ce qu’on est obligé de faire. Par exemple, un engagement de mariage nous permet d’avoir des droits sur une fortune commune, mais nous interdit l’infidélité et nous oblige à subvenir aux besoins matériels convenables de notre partenaire. On peut dire que notre liberté est ici limitée, or la liberté limitée est l’essence même d’un contrat et de l’engagement. Hobbes le définit comme suit dans le Léviathan : « On se démet d’un droit : soit en y renonçant purement et simplement, soit en le transmettant à un autre. La transmission mutuelle d’un droit est ce qu’on nomme contrat . L’établissement d’un contrat n’aurait pas de sens s’il n’y avait pas de limite de liberté qui appuie son application. Et même la finalité d’un contrat est de pouvoir jouir équitablement des bénéfices des actions qui font l’objet de l’accord. Or, l’équité suppose déjà une certaine limite de liberté vis-à-vis de l’autre.

B. S’engager c’est alourdir notre conscience

Force est de constater que l’engagement entraîne des dispositions psychologiques qui me mettent constamment devant le tribunal d’autrui. En effet, à travers les engagements que j’ai prononcés, ma conscience me placera devant un sentiment de honte si j’ai vaqué à mes devoirs. En revanche, mon estime de soi reposera sur mes capacités de me conduire convenablement tel qu’autrui voudrait que cela soit. Auguste Comte a d’ailleurs remarqué qu’ « il faut que l’être se subordonne à une existence extérieure afin d’y trouver la source de sa propre stabilité ». Soulignons qu’un contrat peut prendre une forme tacite, tel qu’il se présente dans la société en général à travers la conscience collective qui s’incorpore en moi par les normes morales. Ainsi, je suis un être de culture éduqué par des représentations sociales de ce qui est bien et de ce qui est mal à travers les mœurs, les coutumes et les religions. J’ai le sentiment que l’infidélité, la traîtrise, la tromperie blessent et je sais qu’autrui, de même nature sensible que moi, peut aussi ressentir ces expériences amères. S’engager ici, c’est se confronter constamment à ces poids de la conscience, quitte à ne pas pouvoir avancer selon mes propres perceptions des choses, car je porte le fardeau de la pression de l’existence de l’autre.

On a vu que l’engagement nous pousse à abandonner l’idée de liberté ; toutefois, dans le fait même de décider volontairement de suivre, de promettre, de respecter, n’y a t-il pas une manifestation concrète de notre liberté ?

II. Un engagement est un acte libre

A. S’engager c’est faire preuve d’autonomie

D’un côté, il y a cette autre représentation de la liberté qu’est l’autonomie. L’autonomie est l’acte volontaire d’autodétermination qui n’est pas motivé par aucune force extérieure, mais se suffit comme étant sa propre loi. Dans l’acte d’engagement, l’autonomie trouve sa réalisation par l’obligation. Il faut remarquer dès lors que l’obligation ne s’oppose pas à la liberté, car elle n’est pas la contrainte. En effet, on parle de contrainte lorsque nous subissons les influences autres que celles de notre volonté intérieure. L’obligation persévère dans le respect de cette décision, et le pouvoir par lequel je manifeste cette réalisation sur soi vient de moi-même. Certes, certains désirs pourraient entraver à l’obligation et à l’obéissance, or c’est à travers ces oppositions que l’essence même de l’obligation a l’occasion de triompher. Ainsi, Rousseau nous dit dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes que « l’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ».

B. S’engager c’est reconquérir la conscience de la liberté

Serait-il possible que je me suis engagé en suivant aveuglément une passion ou un dogme, c’est-à-dire des opinions qui mettent hors-jeu l’idée de liberté ? Postuler le déterminisme absolu est en fait de la mauvaise foi, et il existe certaines circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, mais qui ne dépendent pas toujours de nous. Mais aussi, l’acte de l’engagement ne s’est pas fait sans des oppositions qui se manifestent à notre conscience. On s’engage face à des tensions entre des possibilités, sinon il s’agit tout simplement d’une simple réaction mécanique, et non d’engagement. Et pourtant, la conscience de la possibilité signifie expérience de la liberté. Celui qui suit la tendance la plus forte, malgré que celle-ci s’oppose à sa conscience morale, ne s’est pas engagé : il s’y est soumis passivement. Comme le disait le psychologue Gustave Lebon dans Psychologie des foules, c’est un « évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens ». Or, l’engagement est un acte de persévérance. Néanmoins, il ne s’agit pas non plus de persévérer aveuglément, car celui qui a omis de faire l’effort d’examiner ses choix ne s’est pas non plus engagé. L’engagement, quelle que soit sa voie, doit embrasser pleinement ma conscience et l’effort de clarifier face à ma raison l’objet même de cet engagement. Il s’agit donc d’un acte d’honnêteté envers soi-même et de responsabilité. Il en découle que la rupture d’un accord est déjà une forme de nouveau contrat, si et seulement si le sujet accepte avec toute honnêteté les conséquences de ses actes.

Le problème que nous avons traité concerne le paradoxe de l’engagement qui, d’un côté, fait preuve de liberté dans un acte volontaire, et d’un autre côté fait preuve de l’abandon de liberté face à cette obligation. S’engager signifie se soumettre à un contrat et donc limiter sa liberté, ce qui équivaut en principe à renoncer à sa liberté pour faire valoir les clauses du contrat. Cependant, le regard et le jugement d’autrui me rappelle à ma conscience ce que serait la honte de ne pas honorer son engagement et le souci de l’estime de soi que cela engendrerait. Mais d’une manière approfondie, un engagement est un acte libre, par le fait qu’il est la preuve de notre autonomie. De par son caractère obligatoire, l’engagement émane de la volonté de soi de se faire soi-même son propre maître. Et nous ne pouvons faire preuve d’une telle volonté si on ne fait pas l’effort de réfléchir sur ses choix et d’accepter honnêtement d’en être responsable. En définitive, l’engagement est essentiellement actif, c’est un retour vers la liberté de la conscience.

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