Peut-on toujours se fier à sa raison ?

La raison dans son sens le plus commun est la faculté de l’homme à distinguer le vrai du faux, mais aussi le bien du mal. Elle renvoie au qualificatif de rationnel, ce qui est organisé de manière cohérente et sans contradiction, et à celui de raisonnable, ce qui est du bon sens. La raison est donc un outil crucial dans le rapport cognitif de l’homme au monde. Pourtant, concernant sa propre raison, peut-on toujours s’y fier ? L’expérience atteste que notre raison est parfois corruptible par des « raisons » passionnelles, des préjugées paresseuses ou dogmatiques. La raison est également la principale faculté pour manipuler les idées afin d’appuyer des illusions. Si la raison peut encore douter d’elle-même, ne faut-il pas lui reconnaitre également la faculté de se réexaminer, et donc de se corriger ? Afin de mieux éclairer ces problèmes et tenter de les résoudre, nous allons voir dans une première partie en quoi la raison peut servir des idées douteuses. Cependant, dans une seconde partie, on va aussi voir que son usage est perfectible.

I. La raison n’est pas fondamentalement fiable

A. La raison peut servir des convictions douteuses

Il faut d’abord comprendre que la raison est une faculté opératoire de la pensée qui ne s’anime qu’à partir d’idées de bases qui nous sont véridiques, évidentes et convaincantes ou simplement inconditionnelles comme nos postulats (ce qui est posé comme vrai). En effet, tout examen de l’objet de la pensée ne peut s’établir sans des points que l’on considère au moins comme indubitables, par exemple le cogito, le « je pense » de Descartes. En même temps, l’opération de la raison qui procèdera par examen ou par déduction consiste à mettre en rapport de manière qui nous semblera cohérente les idées qui jaillissent de notre esprit inspiré. C’est en fait l’origine de cette inspiration qui est douteuse, car celle-ci peut être une représentation du réel altérée par des inclinations sentimentales (la jalousie, la haine, l’amour) ou dogmatique (les principes, les convictions, les habitudes). Spinoza va plus loin en disant dans son Traité politique : « L’expérience enseigne plus que suffisamment qu’il n’est pas plus en notre pouvoir d’avoir une âme saine qu’un corps sain ». La raison, quand elle ne se sert que de l’inférence et de l’implication produisant une conclusion à partir d’idées de base non questionnées, mérite une suspension temporaire et un second effort d’examination avec une attention plus ouverte et comparative. Car cette voie peut facilement induire à l’illusion.

B. La raison a des limites

En elle-même, il faut aussi considérer l’idée que la raison peut être fondamentalement limitée dans sa représentation du réel. Quand on  regarde de près les réalités qui se présentent à notre sensibilité concrète, l’on dira d’elles qu’elles ne sont pas parfaites. Les formes des choses à un certain niveau d’examen ne sont pas parfaitement sphérique, circulaire, symétrique ou droite, ou encore que l’application de nos idées ne renvoie pas à l’ «idéal» de notre représentation mentale. Pourtant, la réalité est ce qu’elle est à elle-même,  ni imparfaite ni parfaite. Kant, dans son Critique de la raison pure nous explique que « Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L’espace, en tant que forme pure de l’intuition extérieure, est limité comme condition a priori, simplement aux phénomènes externes ». Ce que nous percevons comme phénomène est l’apparence de la chose, qui est rendue possible à la pensée. La roche par exemple n’est jamais présente à nous en tant qu’elle-même, mais toujours à partir d’une abstraction mentale tentant d’organiser en une unité ce que nos organes de sens perçoivent d’elle, ainsi selon son apparence spatiale (forme, opacité, disposition) et temporelle (ce qui  demeure, ce qui change). Ceci nous posera deux grands problèmes face à la nature de notre raison qui est limitée par l’expérience. De plus, certaines lésions du cerveau peuvent compromettre la validité de notre perception. Un autre problème, qui est plus fondamental, concernant la limite cognitive même de la raison, suggère que l’on ne peut établir que des sens approximativement consensuels à la description des phénomènes. Ainsi, l’on ne saura jamais si ces derniers ont un sens rationnel qui leur est naturel ou non, c’est-à-dire qui est propre à leur être, et donc que toute proposition qui veut se rapporter au réel doit être toujours ouverte à la réfutation.

La précédente analyse nous a fait voir en quoi la raison n’est pas totalement digne de confiance à cause des affects subjectifs qui la sous-tendent et de ses conditions naturelles même, de par sa représentation limitée du réel. Cependant, si c’est la raison elle-même qui aura pu déceler avec précision ces problèmes, ne peut-elle donc pas agir sur eux ?

II. L’usage de la raison est perfectible

A. Le non-sens du scepticisme absolu

D’abord, il parait contradictoire d’affirmer que la raison ne peut être fiable, puisque n’est-elle pas aussi la faculté de l’examen et donc du doute ? Comment considérer son doute si elle est, au fond, celle qui doute d’elle-même ? Où trouver un point d’entente ? En fait, le doute sceptique radical, celui de douter pour douter ne mène à rien de plus qu’à la résignation de la vraisemblance. La vraisemblance renvoie à cette persuasion de soi, qui s’est accommodé dans l’incertitude face à une représentation du monde instable, nourrie par le relativisme absolu. Et comme l’a clairement défini Diogène Laërce dans Vie, doctrines et sentences des philosophes : « Les philosophes sceptiques passaient leur temps à détruire les dogmes des autres sectes et n’en établissent aucun pour leur part ». En effet, quand nous sommes confrontés à la diversité de sens (culturelle, religieuse, philosophiques) que l’homme donne aux choses, on peut être convaincu au moins par l’idée que la raison ne peut atteindre des valeurs universelles, que toute vérité dépend des circonstances qui les ont construites. Les chocs de culture ébranlent parfois ce que croyions être vrais et nous laisse dans l’étonnement de la diversité des points de vue. Mais encore, qu’un homme puisse d’un jour à l’autre changer ses idées et ses convictions, montre que l’esprit n’est figé que temporairement. Admettre cependant la fatalité d’une telle pensée ne laisserait place à aucune intégrité ni à aucune confiance, et cela nous verserait alors dans la vision d’un monde chaotique où toute opinion serait admissible. Car cela reviendrait à dire que tous les concepts peuvent alors s’égaler dès que l’on évoque la fameuse échappatoire du « ça dépend ».

B. La méfiance de la raison  vient du manque de l’examen rationnel du doute.

Si la voie du scepticisme absolu ne nous mène à rien, il nous faut cependant reconnaitre l’importance du doute. Descartes dans ses méditations métaphysiques fera du doute un outil méthodique crucial pour arriver à des évidences incontournables telles que l’existence du sujet pensant. Si Descartes dit dans les méditations qu’un  « être qui pense, c’est un être qui doute »,  c’est que la raison, sans cette suspension du jugement, ne retrouve pas toute sa puissance. Il ne s’agit pas seulement d’enchainer les idées de façon à construire une pièce montée  pour valider  démonstrativement une théorie, ce qui risquerait de n’être que du sophisme, c’est-à-dire un raisonnement qui ne vise pas la vérité, mais seulement la persuasion.  Il s’agit de questionner l’origine de nos évidences de base, de réexaminer la cohérence des sens des idées que nous enchainons, puis de spéculer des contres hypothèses grâce à l’imagination. « La pensée n’est rien d’autre que le décollement de l’homme et du monde qui permet le recul, l’interrogation, le doute », disait Georges Canguilhem dans La connaissance de la vie. Concernant cette dernière, le doute hyperbolique de Descartes va jusqu’à formuler l’hypothèse, absurde dirait-on, d’un malin génie qui nous tromperait concernant la validité des mathématiques et l’impression de l’existence du monde même.

Faire un sujet de réflexion sur la raison et le doute n’est pas une mince affaire, car on risque toujours de tomber dans des paradoxes sceptiques. En examinant cependant les enjeux de la nature même de la raison, on a pu définir les points incontournables suivants. D’abord, la raison n’est pas toute puissante, elle est adjointe à des axes de raisonnement qui peuvent être illusoires, car souvent non questionnées. Ensuite, concernant sa capacité cognitive propre, cette faculté est limitée dans sa reconstruction de la réalité. Toutefois, cela ne nous dit pas qu’il faut donc accepter le scepticisme absolu. Le scepticisme radical se contredit lui-même quand on reconnait la supériorité transcendantale de la raison sur le doute. En fait, on a pu découvrir que l’examen du doute justement n’est qu’un outil temporaire de la raison qui lui permet de progresser vers des certitudes. En définitive, pour clairement répondre à la question, on peut toujours se fier à la raison à condition de savoir utiliser sa toute-puissance qu’est la réflexion.

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