Peut-on travailler pour rien ?

La philosophie de travail est ce qui doit être la branche la plus sollicitée en matière de réflexion dans ce monde contemporain où les bouleversements économiques et sociaux ont mis des barrières infranchissables entre le naturel et le culturel. Or, les hommes préfèrent de loin travailler que philosopher, car la philosophie n’est pas considérée comme un travail, du moins c’est ce qui est perçu dans la conscience collective. Les sociologues et les économistes, pour leur part, tentent de fournir une solution bien élaborée pour résorber aux problèmes relatifs au travail, ce qui éloigne davantage les questionnements sur l’essence du travail. Comme disait Rousseau, « ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver », démontrant ainsi une contradiction manifeste entre la volonté de travailler et les réclamations dues à la pénibilité du travail. L’étonnement qui découle de ce constat remettra donc en surface les problèmes sous-jacents aux troubles sociaux actuels, ce qui nécessite le retour vers le fondement philosophique du travail. Sans tomber dans une recherche sur ce qui est naturel ou culturel dans le travail, nous pouvons réduire la problématique à ceci : quels sont les effets escomptés du travail humain ? Afin d’étayer à fond la question, voyons tout d’abord les conditions qui rendent possible le travail dans la société ; par la suite, approfondissons le côté humaniste dans le travail, en insistant sur la volonté intérieure de l’individu à déployer son essence. Et pour finir, nous allons développer les possibilités qui s’offrent à l’homme, dans la réalité, afin que le travail qu’il effectue ait véritablement un sens.

I. La société pose les structures de base du travail humain

Selon une analyse purement réaliste, le travail recèle une certaine particularité, puisqu’il n’existe point dans le monde animal une situation qui donnerait une place appropriée à ce qu’on définit couramment par ce terme. Il est pourtant clair que le point commun entre le mobile des hommes et celui des animaux est le maintien de la survie, en puisant dans la nature les ressources qui leur sont nécessaires. Créé par la société, le travail ne peut s’épanouir qu’à l’intérieur de celle-ci, plus précisément à travers les interactions humaines. « C’est du travail d’autrui qu’il lui faut attendre la plus grande partie de toutes ces jouissances ; ainsi, il sera riche ou pauvre, selon la quantité de travail qu’il pourra commander ou qu’il sera en état d’acheter ». Comme le montre clairement Adam Smith dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, on ne travaille pas pour soi, mais plutôt pour les autres. Une économie de subsistance, ce qui s’étend par la suite en une économie autarcique ou une économie sans échange, ne met pas en exergue le caractère social du travail. « Dans l’enfance des sociétés la valeur échangeable des choses, ou la règle qui fixe la quantité que l’on doit donner d’un objet pour un autre, ne dépend que de la quantité comparative de travail qui a été employé à la production de chacun d’eux », explique David Ricardo dans Des principes de l’économie politique.En effet, il est toujours possible d’assurer sa survie en déployant soi-même ses capacités pour mettre sa famille à l’abri des besoins, mais cette activité ne peut être appelée comme travail, selon son sens approfondi.Les activités au foyer d’une femme ne sont pas considérées comme un travail, non pas parce qu’elle ne perçoit un salaire mensuel, mais plutôt parce que la valeur de cette activité n’a été échangée ni comparée à une autre activité ayant une valeur.« Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre », disait Marcel Mauss dans Sociologie et anthropologie.

La séparation entre ce qui relève du travail et d’une simple activité repose donc dans ce que la société perçoit d’utile, donc échangeable, dans le produit ainsi obtenu. Mais en regardant de plus près, l’homme gagne autant pour sa personne dans le travail qu’il effectue.

II. Le salaire revêt une valeur professionnelle et personnelle

Nous ne nous attarderons pas dans la dimension du travail comme étant la transformation de la nature pour combler les désirs fondamentaux : ce qui nous intéresse est la mesure de la valeur produite, à savoir le salaire. C’est par le salaire que l’ouvrier parvient à acquérir les biens répondant à ses besoins, puisque les matières transformées ne sont pas nécessairement la propriété de l’ouvrier. « Il faut au travailleur un salaire qui le fasse vivre pendant qu’il travaille, car il ne produit qu’en consommant. Quiconque occupe un homme lui doit nourriture et entretien, ou salaire équivalent ».En analysant les propos de Proudhon développés dans Qu’est-ce que la propriété, nous pouvons en déduire que la valeur monétaire inscrite dans le salaire équivaut aux besoins essentiels du travailleur. Peut-être que certains diront que ceci est trop précaire pour prétendre à la dignité de l’homme, sachant qu’il se limite à la subsistance quotidienne, et dans une large mesure, à celle de sa famille. Pourtant, Épicure a bien précisé dans sa classification des désirs que « parmi les nécessaires, les uns le sont au bonheur, d’autres à la tranquillité continue du corps, d’autres enfin à la vie même ». Donc, si on fait abstraction au rapport conflictuel qu’entretient le prolétariat avec le capitaliste, le labeur est payé à un prix assurant son existence, aussi longtemps que le travailleur sera déterminé à mettre sur le marché son savoir-faire. Ainsi, le travail et le salaire qui en résulte sont aussi légitimes pour l’homme qu’il l’est de vivre sur terre, et ses dispositions biologiques l’invitent même à user de ses capacités physiques et intellectuelles, pour ne pas tomber dans l’oisiveté. Kant pointe du doigt un tel comportement dans son ouvrage Anthropologie : « Le penchant à prendre du repos sans avoir travaillé, quand on est en bonne santé, s’appelle paresse ».

Alors que l’homme s’occupe en premier lieu de ce qui incombe à sa santé, puis après à son confort et à son bonheur, il n’est pas étonnant que son choix se penche pour un travail mettant en valeur ces trois axes principaux. Nous allons voir ainsi les raisons plus implicites qui poussent l’homme à travailler.

III. La valeur du travail peut dépasser les rémunérations monétaires

Force est de constater que quel que soit le métier en question, il est récompensé par un salaire et que ces services octroyés valent quelque chose aux yeux de la société. Mais puisque l’homme dispose d’une volonté et d’une liberté que même sa raison ne peut orienter par des conseils les plus avisés, il est fréquent de voir des choix qui semblent irrationnels, mais qui convainc entièrement la personne. En effet, « l’homme est plus capable de vaincre les obstacles naturels que de se maîtriser lui-même. Dans le premier cas, il procède avec calme et patience, dans l’autre il subit l’entraînement des passions ». Si l’on comprend bien ce que voulait dire Cournot dans cette citation, la passion qui anime l’homme est tel un feu intérieur le poussant à atteindre son but, au-delà des impératifs immédiats de la société. Ainsi, on peut tout à fait choisir un métier qui ne rapporte pas beaucoup, ou qui est dévalorisé par la masse, comme dans le domaine artistique par exemple, mais ranime sa passion et faire vivre ses talents. Autre cas qui mérite d’être souligné, la carrière politique qui, la plupart du temps, démontre l’amour pour le pouvoir et la gloire, bien que les revenus qui en découlent soient néanmoins conséquents.« Vous voyez dons que je ne situe pas la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité ». On peut transposer ce qui a été dit par Spinoza dans la Lettre LVIII à Schuller à notre présent sujet, de sorte que dans le choix d’un métier, la liberté se manifeste par la nature de l’individu. Donc, une personne ne sera pas motivée à travailler s’il n’y a pas de salaire en contrepartie, mais surtout elle sera découragée si le métier en question ne met pas en valeur sa personnalité, ses aspirations et sa participation dans le bien-être de la planète. « Pour le joueur de flûte, le statuaire, pour toute espèce d’artisan et en un mot pour tous ceux qui pratiquent un travail et exercent une activité, le bien et la perfection résident, semble-t-il, dans le travail même », conclut Aristote dans Éthique à Nicomaque.

En guise de conclusion, les structures économiques d’une société fondent les principes de la division du travail qui, à son tour, rend possibles les échanges faisant intervenir la monnaie. Le salaire récompense le labeur du travailleur, il marque la différence fondamentale entre une simple activité et le travail en tant que métier et profession, non pas à cause de sa forme monétaire, mais plutôt en tant que signe de cette valeur créée et appréciée par la société. Ainsi, le but ultime du travail est de pouvoir participer pleinement au commerce, à la fois en tant que producteur et consommateur dans ce système, ce qui légitime pleinement le travail humain, car c’est la condition essentielle de son existence. Dire qu’un individu puisse travailler pour rien, à moins qu’il ne s’agisse d’un bénévolat et n’étant pas défini comme un travail, est une extravagance résultant d’une imagination débordante. Et pourtant, travailler dans le seul but de recevoir un salaire, sans préoccupation pour les aspirations individuelles ou humanitaires, entraine une monotonie et fait perdre le sens à la vie. Il existe une évaluation inconsciente faite par la société en ce qui concerne les métiers, dans le sens où il y a une dévalorisation des domaines qui ne sont pas adulés par la foule. Tous les arts et métiers sont-ils conciliables avec le profit économique ?

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