Peut-on vouloir la justice au mépris du droit ?
En évoquant la discussion concernant la justice et le droit dans les rapports humains, cela renvoie entre autres à comparer ce qui est idéal : la légalité et la légitimité. La justice, c’est ce qui est communément accepté comme ce qui revient à chacun, sans impartialité. Et pour renforcer cette droiture, de sorte à le déclarer officiellement et ayant une autorité sur toute la société, l’État a érigé la justice en droit. Toutefois, cette con-naturalité semble être récusée par les éventuelles défaillances dans l’application du droit, ce qui fait revenir les sujets vers leur bon sens, donc à faire justice eux-mêmes. Pourquoi voudrait-on chercher la justice en dehors de sa forme objective, car ne semble-t-il pas absurde de penser la réaliser de manière désordonnée ? Pourtant, il faut aussi se demander si en tout temps, la justice est intégralement défendue par le droit. Ainsi, on se demandera au final : comment peut-on considérer la justice sans le droit ? Pour répondre à ce problème, nous allons d’abord voir en quoi le droit représente la justice. Toutefois, on verra aussi que la justice dépasse de loin le droit, dans le sens où c’est la justice qui a engendré le droit.
I. Le droit est la forme objective de la justice
1. Une société se portera mieux sous le droit positif
Tout d’abord, chaque homme recèle dans son for intérieur un certain sentiment de droit dit naturel. Ce droit se manifeste donc selon la nature de chaque individu, et cette nature se déploie également par des différences de degré, comme par exemple la force d’un homme qui est supérieure à celui d’un autre. Le droit naturel est défini par Hobbes dans le Léviathan selon ces termes : « Le Droit de nature, que les auteurs appellent généralement jus naturale, est la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature ». Le problème est qu’une société où règne la supposée « loi du plus fort » n’est jamais profitable pour tout le monde, étant donné que ce serait une guerre qui n’aura de fin. Cette situation aboutirait même à la ruine de celui qui se croit être le plus fort, car il sera toujours menacé d’être détrônée de son rang. A cet égard, pour que chacun puisse jouir de leur droit naturel (on parlera ici de leurs potentiels naturels) il faut une organisation réglementaire basée sur les droits positifs (droit posé législativement et autorisé juridiquement). Il faut savoir que le droit positif peut s’exercer librement et chaque individu est tout à fait protégé par une force supérieure qui émane de l’État. C’est ainsi que la justice peut se déployer dans toute son authenticité.
2. Le droit appuie la justice
Soulignons que le fait de garantir la justice ne s’arrête pas là. Dans cette règlementation positive, les hommes s’instruisent par le goût de l’impartialité qu’offre l’impersonnalité des droits. Le droit représente un homme sans couleur, sans ethnie, sans classe sociale, il représente le citoyen. La vraie justice du droit est qu’elle donne à chacun l’égalité des chances à se développer pleinement dans la société. Alain a employé les mots justes lorsqu’il s’est exprimé dans Éléments de philosophie : « J’entends ce rapport que n’importe quel échange juste établit aussitôt entre le savant et l’ignorant, et qui consiste en ceci, que par un échange plus profond et entièrement généreux, le fort et le savant veulent supposer dans l’autre une force et une science égale à la sienne ». Sans elle, les grandes entreprises écraseraient sans scrupules celles qui démarrent modestement. Sans elle, les défavorisées n’auront aucune protection ni soutien. Sans elles, le commerce des relations humaines se ferait sans aucune garantie d’équilibre d’échange. Mais plus avantageusement, le droit est la voix de la justice où nous pouvons la réclamer devant un tribunal où nous serons considérés et, si nous sommes dans le vrai, garantis de la meilleure rétribution possible.
Dans cette première approche, le droit ne pourrait être contradictoire à la justice, puisqu’il est une sorte de balise pour le bon déroulement de la vie en société. Toutefois, n’y a-t-il pas un risque d’aliéner la justice qui, elle, se doit être universellement rationnelle par rapport au droit, qui peut être limité à sa représentation d’une société particulière ?
II. La justice dépasse le droit
1. Le droit positif n’est qu’un dérivé de la justice
Il faut en effet considérer que le droit positif est d’abord une constitution relative à une société donnée. Elle est d’abord liée à ses conditions historiques. Toute société actuelle et ses droits sont la synthèse des luttes économiques, démographiques et culturelles au cours de son histoire. Les lois ne trouvent pas toujours leur source dans des considérations humanistes, mais de prime abord dans les mœurs et les solutions utilitaristes. Les droits sont d’abord politiques, ils véhiculent la spécificité organisationnelle de la situation d’un peuple. Mais encore, les droits peuvent être aussi une représentation de la classe qui, s’engageant dans la politique, obtient le pouvoir de légiférer. La société n’est pas un tout homogène, elle a plusieurs classes qui veulent s’affirmer et asseoir leurs intérêts. On parle de la classe ouvrière, paysanne, entrepreneuriale, conservatrice … Autant de sphères sociales qui s’organisent pour un intérêt commun. Ainsi, Durkheim cite : « les causes [des lois] doivent être cherchées, non dans l’esprit humain mais dans les conditions de la vie sociale ».
2. La justice est une qualité et non une norme
Enfin nous constaterons alors que la justice n’est pas une norme, elle est une qualité. La justice n’est pas ce qui est décidé, car sinon il n’y aurait plus de sens à réfléchir à son sujet. Il aurait alors suffi d’exécuter aveuglément les lois dans les situations qu’elles décrivent, sans considérer les particularités des faits. En fait, la justice est un jugement rationnel en situation. On ne peut pas juste dire que tous les hommes sont égaux et négliger la situation défavorable de certains, il faut apprécier ce droit en termes d’équité et penser combler le manque, qui ne permet pas à l’autre l’accès à l’égalité des chances. « Voilà pourquoi l’équitable est juste, et même supérieure à une certaine forme de justice, non pas à la justice en soi, mais à la justice erronée en raison de sa généralité », mentionne Aristote dans Éthique à Nicomaque. Par conséquent, Il faut rappeler que les droits sont abstraits, ils décrivent des règles qui projettent des considérations idéales. Ils ont besoin d’un esprit ouvert et rationnel pour les pratiquer avec autonomie dans les faits. En somme, il n’y a de véritable justice qu’à travers un acte équitable entre les mains d’un responsable.
Comment peut-on considérer la justice sans le droit ? Il apparaît en effet que la justice est difficilement viable sans le droit, du fait que ce dernier est la forme la plus sûre pour que la justice puisse prendre forme. D’abord, le droit permet de jouir de nos potentiels naturels dans le respect d’autrui. Mais surtout, l’impartialité du droit nous protège de la discrimination injuste et nous pouvons par lui réclamer la justice en ayant la garantie d’être écouté. Toutefois, si la justice se veut avoir comme seule source la vraie moralité, les droits ont cependant des motivations intéressées. Ils peuvent découler des conditions historiques d’une société et de ses mœurs, et surtout de sa classe dominante qui fait sa politique. Il faut comprendre par-là que la raison est toujours motivée par les désirs et les intérêts, et l’institutionnalisation des droits n’en fait pas exception. Aussi on ne peut pas réduire la justice à une simple convention. La justice est la qualité d’un acte issu d’un jugement rationnel ouvert d’esprit sur l’appréciation du droit, et le fait particulier où il ne s’applique pas toujours justement. En bref, la justice pense la justice, le droit en fait un droit.