Pourquoi l’homme crée-t-il des œuvres d’art ?

Pour faire de l’art, l’artiste est nécessairement doté d’un niveau de spiritualité, ce qui lui sert d’abstraction et de transcendance pour mieux représenter ses idées à un degré élevé. Mais dans la vie concrète, une œuvre d’art recèle une valeur inestimable selon un point de vue économique, et dépasse même les autres biens usuels en termes de valeur d’échange. La science a aussi quelque chose de commun avec l’art, dans le sens où ce sont tous des langages pour exprimer le monde et la représentation de ce monde selon la vision humaine. Or, voici une situation qui échappe à une explication utilitariste, mais que toutefois Kant l’a clarifié : « L’imagination s’exalte chez celui qui, dans le silence de la nuit, divague ou discute avec un adversaire imaginaire ou tourne autour de sa chambre, bâtissant des châteaux en Espagne ». L’imagination est cette part irrationnelle qui constitue la genèse et le développement de l’art, et malgré les avantages précédemment cités, des questionnements surgissent quand même vis-à-vis des intentions de l’homme dans ses créations artistiques. L’art est-elle une activité supplémentaire pour mettre en scène l’imagination, ou bien est-ce la forme d’expression idéale de l’esprit, dont les autres disciplines n’ont pu accéder ? Pour donner une réponse à cette problématique, nous commencerons par exposer les rapports implicites de l’art avec la vie en société. Par la suite, nous continuerons notre analyse avec la nature esthétique de l’art, qui vise l’expression de la beauté. Et pour finir, nous synthétiserons par l’idée selon laquelle les œuvres d’art sont le signe de la liberté de l’esprit humain.

I. L’art agrémente la vie en société

Si l’organisation d’une communauté d’homme se fait par la politique, nombreuses sont les réalités auxquelles le chef d’État ne peut avoir d’emprise. Les comportements humains et les problèmes qui en découlent s’expliquent notamment par la corruption des préceptes moraux. Mais aussi, les troubles de l’inconscient se heurtent à ces barrières édictées par la société. Par conséquent, l’homme se crée une échappatoire par l’intermédiaire du rêve, que Leibniz définit comme suit dans Nouveaux essais sur l’entendement humain : « Rêver paraît n’être autre chose que suivre certaines pensées par le plaisir qu’on y prend, sans y avoir d’autre but ». La fonction expressive du rêve est déjà le précurseur de l’art, qui diffère de la simple divagation de l’imagination par le fait de le concrétiser dans la réalité. Si le rêve se fait de manière tacite, l’art se montrera également à travers un déguisement. En quelque sorte, l’art est un prolongement du rêve vers le concret, afin que l’indicible puisse rejaillir du tréfonds de l’inconscient. Theodor Adorno, un philosophe contemporain allemand, met en lumière cette relation en disant : « Les œuvres d’art sont les rêves diurnes de la psychanalyse ». A y voir de plus près, comment serait la vie en société si les œuvres d’art, de quelque forme soient-elles, étaient bannies ? Ne sont-elles pas une sorte de thérapie contre le poids des normes sociales ? Par conséquent, l’art offre un certain équilibre pour chaque individu, atténuant ainsi les tensions qui risquent de s’éclater. Inconsciemment, la création des œuvres d’art s’avère même nécessaire dans une société. D’une autre manière, Bergson disait dans Le Rire : « L’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées ».

Dans toutes les sociétés du monde, l’art a toujours été omniprésent, bien que son rôle ne fasse pas l’objet d’une discussion ouverte. Mais du point de vue de l’artiste qui le crée, ses mobiles ne se limitent pas à servir la société, mais aussi pour servir l’art en lui-même.

II. Le beau n’a de finalité que lui-même

Les théoriciens abordent l’art selon une vision universelle et la plus objective possible. L’artiste, quant à lui, embrasse la beauté dans son esprit et dans son vécu, c’est-à-dire à la fois dans son imagination et dans les œuvres. Tout d’abord, l’artiste ne connait pas a priori la beauté, il la laisse parler à travers ses œuvres. Comme disait Platon dans Ion, « ce n’est pas eux (les poètes) qui disent ces choses dont la valeur est si grande, eux de qui l’esprit est absent, mais c’est la divinité elle-même qui parle, qui par leur entremise nous fait entendre sa voix ». Ainsi, la beauté a quelque chose de divin, la matière en elle-même reste ce qu’elle est. Également, l’artiste est un simple intermédiaire, il est artiste malgré lui, pourtant il accepte de réaliser son essence. En effet, l’artiste crée une œuvre d’art pour pouvoir rencontrer le beau, et c’est la finalité de l’art. Certes, l’homme et la société peuvent exploiter la beauté de diverses manières, mais ce choix est tout à fait arbitraire et fortuit. Par conséquent, les créations de l’artiste, « pour accéder à l’art, doit se constituer en un tout organisé et indépendant, n’ayant d’autre but que son propre accomplissement », disait Huyghe dans Dialogue avec le visible. Tout compte fait, du point de vue de l’artiste, on peut répondre que c’est pour créer le beau qu’il y a œuvre d’art. Or, cette finalité est vide, car le beau est par essence inutile, bien qu’il soit réel. Une fois l’œuvre achevée dans toute sa beauté, l’artiste éprouve de la satisfaction, c’est-à-dire dans « la contemplation des choses, indépendante du principe de raison » selon les termes de Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation.

La subjectivité de l’artiste se projette dans la beauté de son œuvre, bien qu’il n’ait pas soupçonné préalablement qu’il y aura de la beauté. Si l’homme a créé quelque chose d’inutile, mais qui a de la valeur à ses yeux, comment pouvons-nous situer l’art dans le monde humain ?

III. L’art représente la liberté de l’esprit humain

Étant donné que l’artiste déploie à la fois une activité spirituelle et matérielle, la question de liberté intervient nécessairement pour signifier l’art. Force est de constater que l’homme, même quand il agit par nécessité, dispose de la volonté pour montrer qu’il est conscient et responsable de ses actes. La liberté est donc la forme par excellence par laquelle l’agir humain prend tout son sens. « La liberté n’est rien d’autre que l’existence de notre volonté ou de nos passions, en tant que cette existence est néantisation de la facticité ». D’après cette définition de Sartre dans L’être et le Néant, il y a transformation de la facticité en nécessité, ce qui a d’ailleurs lieu en art. Rien n’est plus hasardeux et fortuit que l’art, et pourtant l’art ne peut pas être autrement. Il est une nécessité que l’œuvre d’art soit belle, alors que son existence matérielle est une facticité et sans finalité. Aristote lui-même est convaincu, selon ses propos dans Éthique à Nicomaque, que « l’art aime le hasard, comme le hasard aime l’art ». Par conséquent, l’homme a recours à l’art pour réaliser cette quête de liberté. Bien que la liberté de l’esprit soit la véritable liberté, la beauté a besoin de la matière pour se manifester. Ainsi, la liberté ne se suffit et ne se définit pas dans une seule et même forme, et l’art a sa propre manière de montrer à sa façon cette liberté, et ce, par la matière. C’est pourquoi Alain a affirmé dans Vingt leçons sur les Beaux-Arts que « c’est parce que l’imagination est incapable de créer dans l’esprit seulement, c’est pour cela qu’il y a des Beaux-Arts ».

L’art se distingue de toutes les activités humaines par l’esthétisme qu’il déploie dans ses créations, mais il présente également de grandes similitudes avec l’ensemble des domaines intellectuels et pratiques de l’homme. En nous demandant pourquoi il y a de l’art plutôt que rien, nous pouvons répondre immédiatement que l’homme a toujours utilisé l’art d’une manière ou d’une autre dans son quotidien. Or, du point de vue de l’artiste, son objectif n’est pas du tout de plaire à la société, mais tout simplement laisser le Beau s’exprimer à travers ses œuvres. On peut traduire cette activité en tant que liberté de l’homme, au même titre que la science, la technique, la culture, l’organisation politique, qui se font au nom de la liberté. Dans la frontière entre l’utile et l’inutile, le sens et le non-sens, l’homme n’a cessé d’exister et de penser indéfiniment son existence. L’homme crée des œuvres d’art parce qu’il est le seul être qui a la notion du Beau et a conscience de sa liberté. Ainsi, la beauté et la liberté sont deux notions qui rendent vivante l’existence humaine. L’homme sera-t-il capable de dépasser sa condition en s’armant de la liberté et en rehaussant l’art ?

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