Pourquoi n’a-t-on jamais fini d’écrire l’histoire ?
L’humanité est constituée par un ensemble de civilisations qui se sont succédées dans des époques, des contrées et des générations différentes. Pour que ces cultures et ces savoir-faire puissent nous parvenir actuellement, il a fallu archiver ces éléments dans les patrimoines, la mémoire ou encore l’histoire. Conservée à travers un support écrit, l’histoire est même érigée en tant que discipline et se classe parmi les sciences humaines. Pourquoi n’a-t-on jamais fini d’écrire l’histoire ? Peut-être grâce à son statut de science, il est normal que les contenus de l’histoire évoluent avec le temps et les investigations des historiens. Hegel disait d’ailleurs que « la fin de toute science véritable consiste en ce que l’esprit se retrouve lui-même dans tout ce qui remplit le ciel et la terre. Il n’y a pour l’esprit d’autre objet que celui-là ». Et pourtant, l’importance de l’histoire ne s’explique pas uniquement par la succession d’évènements. Elle recèle une dimension humaine qui ne se limite pas à la simple narration. Comment l’homme se situe-t-il face à son histoire, sachant que son futur se remplit progressivement par son passé ? Afin d’éplucher cette problématique, voyons tout d’abord comment les historiens ont perfectionné cette discipline ; par la suite, il nous faut souligner comment les philosophes conçoivent l’histoire, qui évoque une critique à l’égard de cet effort d’ordonner la facticité des phénomènes. En somme, nous conclurons notre analyse en affirmant que l’histoire se développe parallèlement au sens que l’homme voudrait incorporer à son être.
I. La science historique sert de relai à la mémoire
La particularité de l’histoire se trouve dans la relation temporelle entre les évènements et la documentation. En retraçant les vestiges du passé, l’historien remet en surface ce que la conscience collective a déjà oublié. Et pour quelle raison cette tâche aurait-elle autant d’importance ? Il se peut que bon nombre d’écoliers se sont déjà demandés pourquoi faut-il étudier l’histoire. L’écrivain français Jacques-Bénigne Bossuet, dans son Discours sur l’Histoire universelle, a répondu : « Il serait honteux, je ne dis pas à un Prince, mais en général à tout honnête homme, d’ignorer le genre humain, et les changements mémorables que la suite des temps a fait dans le monde ». Selon ces propos, connaître l’histoire est alors le signe d’un raffinement et d’un esprit cultivé. Or, les plus distingués des manières d’être renvoient nécessairement à une connotation sociale, mais aussi à des considérations sur ce que j’ai de personnel et d’unique, donc à mon estime de soi. Sachez que l’identité est ce qui permet à l’homme de persévérer dans son être, et surtout de donner sens à ce qui est routinier et banal dans l’existence. Comme le disait Nietzsche dans Considérations inactuelles, « tout ce qui est menu, borné, vermoulu, acquiert une importance, du fait que l’âme conservatrice et pieuse de l’historien traditionaliste se transporte dans ces objets et s’y installe un nid douillet ». Par conséquent, les historiens ambitionnent de mettre en relief le passé, un évènement qui n’est plus tenu en compte par un chacun. Certes, on peut dire que l’homme est oublieux ou bien a fait exprès d’oublier les choses qui ne lui servent pas immédiatement. Pour sélectionner les évènements qui méritent d’être retenus, l’historien et la société sont emportés dans un même élan. En effet, chaque individu recherche inconsciemment à combler les lacunes dans son identité, ce que l’historien a su pertinemment détecter avec intuition et expérience. L’historien Henri-Irénée Marrou, dans son œuvre De la connaissance historique, disait : « Dans l’un et l’autre cas l’homme se libère du passé qui jusque-là pesait obscurément sur lui non par oubli mais par l’effort pour le retrouver, l’assumer en pleine conscience de manière à l’intégrer ».
L’écriture de l’histoire n’est pas une simple narration, elle devient l’ambassadrice de la société en ce qu’elle a voulu remémorer et actualiser. Mais en scrutant le contenu de l’histoire, la philosophie émettra la critique selon laquelle ce domaine relève de la contingence.
II. La connaissance de l’histoire est neutre face à l’existence
L’homme s’efforce de combler un vide existentiel en maintenant au présent les fragments qui le lient à son passé. Considérons cependant ces propos de Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation : « L’histoire nous enseigne qu’à chaque moment il a existé autre chose ; la philosophie s’efforce au contraire de nous élever à cette idée que de tout temps la même chose a été, est et sera ». Les écrits historiques révèlent en effet l’originalité d’un évènement donné, autrement il serait vain d’écrire quelque chose de banal et d’ordinaire. Les personnages héroïques de l’histoire seront considérés par les prochaines générations comme étant l’emblème d’un parcours exemplaire. Sans tomber dans le scepticisme, les philosophes pointent cependant du doigt le fait qu’un élément déclencheur puisse changer le cours des choses. En effet, ceux qui se fient à l’histoire pensent intérieurement que leur vie actuelle ne serait pas ainsi s’il n’y avait pas l’intervention de ces personnages pour rectifier et embellir leur destin. Or, Lucrèce a dit que : « Mais pourquoi donc vouloir plus longue vie ? Qu’en serait-il retranché du temps qui appartient à la mort ? Nous ne pourrons rien en distraire qui diminuât la durée de notre néant ». En d’autres termes, chacun se forge une identité à partir des patrimoines culturels et historiques. Par conséquent, nous pensons également que notre vie repose sur les leçons tirées du passé. Mais en approfondissant le contenu des documents historiques, nous arrivons au constat selon lequel : ceci est un fait particulier, il n’y a aucune assurance que ce sera encore le cas dans l’avenir. Paul Valéry nous a d’ailleurs averti dans son œuvre De l’histoire : « Il ne suffira plus de réunir le désir et la puissance pour s’engager dans une entreprise. Rien n’a été plus ruiné par la dernière guerre que la prétention de prévoir ».
Initialement, l’histoire n’a pas véritablement de but pratique, mais ce sont les générations actuelles, émerveillées par l’héroïsme des grands hommes, qui aspirent intérieurement à faire renaître ces actes vertueux. Et la progression de la science historique tend toujours vers cette tentative de remplir le futur avec le passé.
III. L’histoire est une science qui se développe avec l’humanité
Revenons un peu à notre problématique : pourquoi l’histoire n’est toujours pas inachevée ? A travers sa dénomination de science, nous pouvons répondre que les historiens affinent leur recherche en fonction de nouvelles pistes suggérées par l’étude sur différents groupes et sociétés. En effet, certains faits valent la peine d’être intégrés dans les livres d’histoire, alors que d’autres n’ont pas vraiment marqué la conscience collective. Comme disait Raymond Aron, « en chaque temps, en chaque cité, l’historien s’efforce de retrouver ce qui mérite de ne pas périr ». Il serait abusif de dire que l’histoire s’arrêtera lorsque l’humanité n’aura plus produit de héros et de génie. Il serait également exagéré de dire que les historiens continueront d’écrire en anticipant que le temps futur nous offrira des choses à raconter. C’est ce qui fait la particularité de la science historique : son objet est imprévisible, et il en est de même pour son élaboration. « C’est le seul état de choses dans lequel la nature peut développer complètement toutes les dispositions qu’elle a mises dans l’humanité », disait Kant dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Quels que soient les incidences que l’histoire a pu engendrer sur la conscience humaine, ou encore les enseignements qu’elle a pu dispenser auprès de la société contemporaine, elle maintiendra son statut de science humaine. Par conséquent, tant que l’homme a ce pouvoir de forger son existence et sa personnalité, et que sa conscience sera éveillée par les interactions avec son entourage, l’histoire continuera de nous surprendre. Bergson a précisé cette particularité de l’histoire en disant : « La vie déroule une histoire, c’est-à-dire une succession où il n’y a pas de répétition, où tout moment est unique et porte en lui la représentation de tout le passé ».
Pour conclure, l’homme est plongé dans son histoire même s’il n’en était plus l’acteur. Il comprend son passé et le sens même de sa vie en s’identifiant à ces évènements. Il réalise également son identité en tant qu’être social et retrouve ses repères parmi ses semblables. Cependant, la philosophie a montré la banalité de ces contenus historiques, et se référer à ces faits passés ne changera pas ce qui devrait advenir, non pas par fatalité, mais par libre nécessité. Toutefois, l’histoire assume pleinement son statut de science et les historiens n’ont jamais fini d’écrire l’histoire parce que c’est de l’homme qu’il s’agit : l’existence humaine est l’objet de ce récit, et c’est l’homme qui écrit et s’intéresse à cette discipline. Ce n’est pas l’éternité de la ligne temporelle, s’étalant du passé au futur, qui fait que les choses à raconter sont intarissables. Tant que l’homme a la volonté de s’améliorer et d’apporter su sens à son expérience, l’histoire sera le pilier qui rassemblera les générations et brisera les frontières.