Puis-je être moi-même sans le regard d’autrui ?
Ma comparaison avec autrui n’est possible que si et seulement si nous appartenons à une même espèce, celui de l’homme. Nous avons des caractéristiques corporelles semblables et une manière partagée d’être au monde. Malgré ces similarités, ma conscience ne peut être confondue avec celle d’autrui. Par ma conscience, je me sépare du monde, puis il y a donc cet autre qui n’est pas moi. Autrui me considère par le biais de sa conscience. Cela se manifeste par les structures du langage que nous utilisons mutuellement. Il me dit : « tu », « toi ». Mais sans cette visée de la conscience, puis-je être moi-même ? En effet, autrui est là et il me juge, et c’est à travers sa remarque que je jeux me juger. Par conséquent, autrui se place comme étant la médiation entre ma conscience à mon moi, mon unité, mon identité. Pourtant, à l’instant où intervient une tierce personne, qui est un autre tout à fait différent, celui-ci est également capable de me dévisager et de me juger par sa propre conscience. Puis-je faire confiance à ce qu’autrui me reflète par son regard ? Pour résoudre ce problème, il importe de souligner au préalable que pour penser à moi, je dois me référer à autrui. Cependant, ce reflet venant d’autrui n’est qu’une facticité, elle n’a pas de conséquence sur mon être.
I. Autrui me permet de penser à une identité
1. Le regard d’autrui me donne un moi
Commençons par réfléchir sur la notion de conscience. Tout d’abord, par ma conscience qui est activée, je peux dire qu’il y a le moi, et répondre à la question « Qu’est-ce que le moi ? ». Pendant les moments d’inconscience, comment pourrais-je affirmer que j’existe ? Le fait même d’affirmer ne peut se faire que dans un état de conscience. David Hume disait dans Traité de la nature humaine : « Je ne peux me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps je n’ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n’existe pas ». A part le fait que je perçois mon corps, et que je reconnais que c’est le mon propre corps, il faudrait aussi que je me réfère à mon entourage, c’est-à-dire au monde et à autrui. En effet, par ma perception, l’existence que j’attribue à mon moi et aux choses sont pareilles. Par conséquent, si je fais abstraction de la conscience d’autrui, comme étant inconsistant ou n’ayant pas de réalité, il n’y a non plus de raison pour dire que j’existe et que le monde existe. Je saisis le regard d’autrui par ma perception, par mon ouverture à lui. Par le regard d’autrui, je sais que j’existe, je sais que j’ai conscience de moi.
2. Le regard d’autrui permet de me connaitre
A présent, je sais que le regard d’autrui s’impose à ma conscience au même titre que j’ai conscience de moi. C’est la première acceptation qui vient de la présence d’autrui : je sais que j’existe, je suis moi. Mais l’existence et la connaissance ne sont pas la même chose. Je peux exister, mais je ne me connais pas. Définissons alors : qu’est-ce que la connaissance ? Hegel répondra dans la Phénoménologie de l’esprit : « La connaissance est la transformation de l’en-soi en pour-soi, de la substance en sujet, de l’objet de la conscience en objet de la conscience de soi ». A travers cette ligne directrice, nous dirons que lorsque je me connais, je deviens un « objet de la conscience de soi ». Mais pour que je devienne objet, il faut qu’il y ait un sujet, et c’est autrui. Le regard d’autrui est alors un acte de connaissance, un regard doit être pris dans le sens où ce n’est jamais neutre. En effet, la connaissance sert à répondre à la question « qu’est-ce que », c’est à travers une connaissance que nait la définition. Je me définis alors selon le reflet qu’autrui émane de son regard. Je ne pourrai rien dire à propos de moi, même si j’ai conscience de mon être, si je n’ai pas de connaissance sur moi. Certains objecteront qu’il est possible de se connaitre soi-même. Nous répondrons tout simplement que je ne constitue pas, à moi seul, le monde : il y a moi, il y a autrui, il y a le monde.
Ainsi, le regard d’autrui me donne une unité et me permet d’être transparent à moi-même. Toutefois, si mon moi dépend de ce regard, suis-je concrètement rien ?
II. Mon identité est quelque chose à construire
1. Mon existence ne dérive pas du regard d’autrui
D’un point de vue philosophique, la conscience ne génère pas l’existence. Or, être moi implique à la fois exister et avoir conscience de soi. Et quand autrui intervient pour dire qui je suis, cela ne change rien à ce que je suis véritablement. Sans pour autant remettre en question les connaissances qu’autrui porte sur moi, je voudrais poser mon moi, et non plus le définir. Ainsi, il s’agit de mon existence telle que je le vis, ce qui est distinct de ce que je perçois par ma conscience et par celle d’autrui. Et quand on parle d’existence, c’est le vécu qui supporte ce concept. En effet, l’existence humaine se dévoile à partir de la personne, ce qui vient du latin persona, signifiant masque de théâtre. Selon la théorie de la persona émise par le psychanalyste Carl Jung, « la persona est ce que quelqu’un n’est pas en réalité, mais ce que lui-même et les autres personnes pensent ». On comprendra alors que mon existence est modulable à souhait, et autrui peut très bien intervenir pour mettre une étiquette sur moi, ou de l’ôter pour en remplacer une autre. Mais quelles que soient les formes par lesquelles mon corps et tous les attributs visibles sur moi vont changer, il demeure que c’est toujours moi. En somme, la pensée ne change pas l’être, ni ma pensée, ni celle d’autrui. Et encore moins le regard d’autrui.
2. Le moi est une pure abstraction
Pour reprendre les pensées de Descartes, la première évidence qui s’impose à moi et que je tiens comme vérité indubitable est le cogito. Soulignons que le cogito dérive de la conscience de soi, mais cette vérité et cette conscience sont différentes et séparables de mon existence corporelle. Comme Descartes disait dans la Méditation sixième : « Il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être et exister sans lui ». Dans ce cas, Descartes idéalise le moi et le place en tant que pure abstraction. Ainsi, le regard d’autrui n’a pas d’impact sur le moi qui est abstrait, qui est une âme et non une chose. Le regard d’autrui ne concerne que la chose, c’est-à-dire mon corps. En fait, le regard d’autrui me chosifie, il me fait circonscrire dans une identité fixe et durable. Mais ce n’est qu’une facticité, je ne suis jamais a priori un moi par mon corps, je me définis un moi et j’essaie de le contenir. Un être humain est une existence, il est toujours à l’extérieur d’une nature, car il est fondamentalement libre. Ce que je donne à voir au regard d’autrui est un dehors qui restera dans la mémoire dans l’enjeu d’une reconnaissance, mais ce que je suis est une abstraction synthétique entre ce que je pense être et ce qu’autrui me définit.
Comment puis-je être un moi à travers une multitude d’autrui qui me regardent et me jugent ? Il nous a apparu d’abord que je peux poser un moi, puis-qu’autrui me le fait penser. Le regard d’autrui porte sur un objet identifié, à savoir moi, comme moi aussi je le regarde. Aussi, je m’affirme car je suis devant une conscience. De plus, autrui me permet de m’observer moi-même. En me regardant, il rassemble des signes qui peuvent se transformer en connaissance pour que je puisse me définir. Cependant, je suis un être existentiel qui se donne à voir à travers le corps. Ce dernier est sujet à des changements et des mutilations. De là, je forme un masque pour interagir avec autrui et son regard. Il en découle donc que je n’ai pas une identité à travers mon corps, donc le regard d’autrui n’a aucun effet sur le moi. Au fond, je n’ai en fait aucun moi derrière ce masque. Je n’ai qu’un sentiment et une idée de moi-même à travers le dehors synthétique qu’autrui et mon être définissent. En définitive, être moi est une affaire d’engagement à travers l’existence, et en le considérant dans un point de vue de l’essence, nous sommes également face à un vide qu’autrui ne peut ni ajouter ni ôter.