Puis-je me tromper sur mes droits ?

Le droit est souvent reconnu dans sa forme morale où il appelle un sentiment de justice. En effet, celui-ci est couramment invoqué lorsque l’on subit une injustice ou que l’on réclame des dus qui semblent nous revenir dans l’ordre naturel des choses. Et qui est le mieux placé que moi pour comprendre toute l’étendue des torts qu’on me fait et la justice que j’en réclame ? Puis-je alors me tromper sur mes droits ? Pourtant, l’idée de droit revient aussi à l’idée d’autrui, quand mon devoir envers celui-ci est son droit et inversement son devoir envers moi est mon droit. Le droit n’est donc pas personnel, mais une réciprocité sociale. Dès lors lorsque je ne me concentre que sur mes intérêts personnels sans me soucier de ses possibles conséquences néfastes sur autrui, puis-je encore parler de droit ? Afin de résoudre cette problématique, nous verrons dans une première partie que notre personne est légitimement la mieux placée pour connaitre ses droits ; mais dans une deuxième partie, nous verrons aussi que je peux me tromper sur les droits que la société me confère, car le droit se construit fondamentalement avec autrui.

I. Mes droits me sont légitimes

A. Mes droits sont les fruits de mon travail

De quel droit autrui pourrait-il nous enlever la terre qu’on a si chèrement travaillée ? De quel droit autrui ne devrait-il pas payer le sel de nos services qu’il a demandé ? La reconnaissance du droit est personnellement délicate quand il s’agit de notre effort. Il faut d’abord savoir en fait que si le sentiment de l’appropriation de son travail est un sentiment personnellement fort, c’est que dans l’effort de sa production, on considère que nous avons donné une part de nous-mêmes, comme si un petit souffle de notre vie y a été insufflé. Il n’est pas étonnant alors que le produit de notre ouvrage est la chose que l’on reconnait le plus comme un droit. Ce dernier porte donc une telle évidence de la marque de mon être que je ne peux me tromper sur sa légitimité. Et comme l’a confirmé Karl Marx dans La question juive, « l’application pratique du droit de liberté est le droit de propriété privé ».

B. Je suis le premier responsable de mes droits

Dans un sens plus général, tout ce dont j’en suis l’acteur responsable me revient de droit, que cela soit quelque chose de néfaste ou d’avantageux, et que sur ce point je ne puisse non plus me tromper tant que je reconnais mes actions. On pourrait ici parler de Karma, mais ceci implique plus la volonté que l’effet de la fortune. En effet, ce qui lie intimement droit et responsabilité c’est l’action volontaire. Ma volonté s’exprime d’abord par la prise de risque, ne connaissant pas toutes les conséquences de la responsabilité que j’ai prise, mais au moins de mon but. Ensuite, elle s’exprime dans l’honnêteté de la reconnaissance de mon choix, malgré les possibles revers pénibles, douloureux ou même mortels. On met en fait rarement le lien entre conséquence et droit, quand ce dernier dénote un contenu négatif. On entend rarement parler de droit à la souffrance, droit de mis à mort, droit de suicide pourtant ce sont bien des droits quand elles prennent des sens positifs. Le droit à la souffrance, dans certaines religions, est reconnu comme droit de l’épreuve corporelle, le droit de mis à mort est reconnue par l’euthanasie volontaire, le droit au suicide est reconnu comme le droit de mourir honorablement comme la pratique du seppuku au Japon. En illustrant le principe de droit et de devoir à travers la mort de Socrate, Merleau-Ponty disait : « Il ne plaide pas pour lui-même, il plaide la cause d’une cité qui accepterait la philosophie. Il renverse les rôles et leur dit : ce n’est pas moi que je défends, c’est vous ».

Il est ainsi normal et voire légitime de dire que nous sommes les mieux placés pour connaitre nos droits, car personne à part nous ne peut saisir la valeur de notre travail, ni la responsabilité de nos actions. Pourtant, le droit implique aussi des rapports sociaux, car l’homme est un être social et le sentiment de légitimité n’exclut donc pas l’illusion de ce que je me fais des droits normatifs.

II. Je peux mal interpréter les droits qui me sont conférés

A. Le droit positif est facilement corruptible par ma subjectivité

Il faut aussi considérer que la notion de droit peut avoir un simple sens normatif qui n’a de but que politique. Le droit normatif est le droit institutionnalisé, c’est-à-dire un droit posé, comme ce qui est permis ou interdit dans une société définie pour organiser ses membres. L’adjectif de légitime renverra donc ici au sens de légale et qui correspond donc, ni plus ni moins, qu’à la loi ; ce qui est à respecter. Ce qui nous concerne ici, c’est le fait que le droit soit politiquement posé par des régisseurs qui sont plus ou moins concernés sur nos conditions particulières. « Mais qui jamais a voulu donner à d’autres hommes le droit de lui ôter la vie ? E doit-on supposer que, dans le sacrifice que chacun a fait d’une petite partie de sa liberté, il ait pu risquer son existence, le plus précieux de tous les biens ? », a fait remarquer Cesare Beccaria dans Des délits et des peines. En ce sens, les droits qui sont arbitrairement établis et qui nous sont conférés peuvent nous être fadement étrangers, et l’on ne peut que les colorer à notre façon. En effet, un droit qui ne suit pas une certaine rationalité objective est facilement exposé à la corruption des sentiments personnels et les préjugés paresseux. Mais idéalement, le droit est ce qui doit se poser comme universelle.

B. Je peux me tromper sur ce qui est mon idée de justice

Si l’idée de droit se veut être fondée universellement, elle doit se rencontrer dans la notion de justice. Cependant, cette dernière est souvent mal interprétée à cause de son impression subjective. En fait si la justice se parle d’abord à la première personne c’est souvent du fait qu’on le réclame après une injustice, et comme le dit Héraclite : « S’il n’y avait pas d’injustice, on ignorerait jusqu’au nom de la justice ». Notre sentiment d’injustice, sans véritablement en être conscient de son origine, est notre intolérance d’un ordre qui ne nous semble pas naturel, comme si les choses ne sont pas partagées de façon authentique et sincère, mais arbitrairement. Cependant, ce mot « naturel » peut bien se cacher une interprétation incorrecte de la justice qui nous est dû. En fait, les torts que nous subissons où on appelle à la réparation sont souvent ce qui touche notre champ personnel, un champ de prolongement de notre ego, ce qui concerne nos propriétés (corps, maison, terres, richesses) et notre appartenance (personne, famille, proches, communauté). Pourtant, la vraie justice doit rendre compte de l’universalité d’autrui, sinon elle ne serait pas moralement rationnelle, c’est-à-dire ne pouvant régler une harmonie entre tous les hommes. Le sentiment d’injustice doit aussi considérer les torts que les autres subissent dans leur champ, sinon on vivrait dans une société en perpétuel conflit, étant donné que le droit qui se fonde en elle n’est invoqué qu’à la défense de ce qui nous est proche.

Se demander si je puis me tromper sur mes droits aura été une question délicate sur les notions de légitimité et de justice qu’elle sous-tend. Ce sont des notions qui peuvent facilement avoir des appréciations purement personnelles et culturelles. Cette question nous aura cependant permis de définir quelques points importants, à considérer sur notre relation subjectif-idéal vis-à-vis de l’idée de droit. D’abord, on a dit que si les droits peuvent me concerner personnellement du fait que je suis responsable de moi-même et de mes actions, alors je ne peux me tromper au sujet des miens. Cependant, si l’idée de droit ne se veut être qu’arbitrairement normative, elle peut m’être indifférent et si elle se base sur l’idéal de la justice, alors il est aussi normal que je peux mal les reconnaitre due à ma nature égotiste. En définitif, il ne s’agit pas de se tromper ou non, car c’est une affaire d’aspiration et d’autonomie.

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