Raisonne-t-on bien lorsqu’on veut avoir raison à tout prix ?

Raisonner renvoie à une opération de la pensée consistant à enchaîner avec rigueur la cohérence de ses propos. En ce sens, on dit que raisonner, c’est faire preuve de logique et donc aussi de prudence à l’égard de ce qui motive subjectivement nos arguments. Ainsi, on se demandera si on raisonne bien lorsqu’on veut avoir raison à tout prix. En effet, la rationalité s’exerce lorsque nous dialoguons avec autrui, et l’objet de la discussion porte sur les faits. Avoir raison signifie faire comprendre à mon interlocuteur mes idées qui sont cohérentes avec les faits. Or, il est des évidences que nous voudrions démontrer avec la raison, mais nous n’y parvenons pas. C’est au milieu de cette ambivalence que nous sommes tiraillés entre raisonner et avoir raison à tout prix. D’une part, faire usage de la raison implique la prudence, la réflexion et donc la mesure. Faire primer ses propres idées peut-il trahir la rationalité, quand cela signifie faire l’effort d’être pragmatique dans son argumentation ? Pour éclaircir cette zone d’ombre, nous allons d’abord voir que le raisonnement ne peut se faire en dehors de la rationalité. Toutefois, déployer une argumentation n’aboutit pas toujours à une validation de l’idée, ou inversement on peut valider l’idée en prenant un autre chemin de raisonnement.

I.  On ne « raisonne » pas pour mettre en péril la rationalité

A. La cohérence est la base du raisonnement

Tout d’abord, un bon raisonnement est jugé premièrement dans la forme, le fond épousera nécessairement la cohérence des propos. L’enchaînement des idées est dit cohérent lorsqu’il y a un ordre et une rigueur entre les éléments du discours. Un raisonnement cohérent s’écoule de façon limpide devant la raison, sans que les propos ne se contredisent. Dans la déduction par exemple, on ne peut tirer B de A si B comporte C, sachant que C est un élément qui s’oppose à la validité de A. La cohérence répond au fond aux principes logiques de l’esprit humain.  De même, le principe de l’identité pose que A est identique à lui-même et n’a rien d’autre, et le principe de non-contradiction, que A ne peut pas être A et en même temps non A. D’une manière plus explicite, il a été défini par Leibniz dans La Monadologie comme suit : « Celui de la contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux ». Ces principes nous permettent de tirer au clair nos propositions sur les phénomènes, sans quoi tout peut être dit et rien ne peut être tenu comme certain.

B. Le raisonnement est toujours conjugué à l’objectivité

Mais un bon raisonnement ne consiste pas seulement à faire preuve de cohérence, il faut aussi faire l’effort d’objectivité pour neutraliser la relativité chaotique des appréciations subjectives. Le souci de l’objectivité vise à déterminer les caractères propres aux faits et rien d’autre, étant donné que la raison ne peut tourner à vide. En ce sens, l’objectivité se méfie des a priori qui se fondent sur des convictions morales, politiques ou religieuses. Au contraire, la pensée objective soumet l’objet à sa nature abstraite, à l’instar de la métaphysique. Kant disait dans la critique de la Raison pure : « La raison ne se rapporte jamais directement à un objet, mais simplement à l’entendement et, par le moyen de celui-ci, à son propre usage empirique ; elle ne crée donc pas de concepts d’objets, mais elle se borne à les ordonner et elle leur fournit l’unité qu’ils peuvent avoir dans leur plus grande extension possible ». A proprement parler, la métaphysique n’a pas d’objet, mais pense des formes pures. Le raisonnement en métaphysique est vrai en illimité, puisqu’il n’y a aucun argument extérieur pour prouver sa fausseté. Ainsi, la métaphysique se crée un propre objet, notamment l’Être. Y a-t-il une objectivité dans la pensée de l’Être ? La réponse est affirmative, si on raisonne dans le domaine de la métaphysique. L’Être peut tout à fait devenir un objet de pensée, donc de raisonnement objectif.

On reconnait bien la nécessité de définir un bon raisonnement par la cohérence et l’objectivité, et c’est à travers ces qualités que les propositions font transparaître la nature universelle de la raison. Toutefois, peut-on dire qu’user efficacement de sa raison pour convaincre est irrationnelle ?

II. L’argumentation n’est pas irrationnelle

A. La raison est utilisée efficacement dans l’argumentation

La raison n’est pas en soi autonome, son fonctionnement consiste à lier les concepts entre eux. Or, si la raison est universelle, les concepts ne sont pas toujours originaires de la raison. En tant qu’être humain, les idées et les jugements qui se forment en nous proviennent en quelque sorte de notre milieu sensible ou encore de notre entourage avec nos semblables. Comme le définissait Descartes, « j’appelle généralement du nom d’idée tout ce qui est dans notre esprit lorsque nous concevons une chose, de quelque manière que nous la concevions ». Et pourtant, ce sont ces idées qui interviennent à l’intérieur de notre argumentation. Et bien que nous nous efforçons de raisonner à travers notre discours, il est clair que nous voulons indirectement avoir raison à tout prix, sinon nous n’aurions pas décidé de transmettre et imposer notre idée par le raisonnement. Communiquer son idée suppose préalablement que nous sommes convaincus de la validité de notre idée. D’une manière sincère, nous déployons intentionnellement notre rationalité, tout en faisant valoir notre propre idée. Il y a donc ici une reconnaissance de la particularité de l’idée qui veut être éclairée par la communication.

B. Déployer ses propos est un bon usage de la raison

Enfin, on constatera que la rationalité n’est donc universelle que dans la forme. Nous partageons tous les mêmes structures logiques, telles qu’il est commun à chaque homme, mais ce ne sont que les armatures internes, des squelettes sans chair. Il s’ensuit que la raison en elle-même ne communique rien, puisqu’elle est une condition de la communication et non son contenu. Quand nous raisonnons, c’est-à-dire quand nous enchaînons de manière organisée nos propos, nous manifestons d’abord la nécessité de véhiculer de manière effective une idée, de quelque source soit-elle (passionnelle, intuitive ou dogmatique). D’une manière plus large, « le raisonnement, c’est le mouvement de la pensée à travers ses actes successifs, l’action par laquelle l’entendement cherche à justifier ses actes présents en les mettant d’accord avec tous les autres », disait Jules Lagneau dans Célèbres leçons et Fragments. Un individu qui ne vise qu’à argumenter peut donc en soi être tout à fait rationnel, quand il use de toute la subtilité de cette faculté opératoire qu’est la raison pour manipuler l’esprit de son interlocuteur à être convaincu de sa vérité. Certes, certains pourraient penser qu’il s’agit d’une intention perfide de vouloir imposer sa vérité au détriment des autres, mais le problème à résoudre n’est pas ici d’ordre moral. Ainsi, on peut dire qu’il y a toujours une part de raison à l’intérieur de notre argumentation, en tout cas cette dernière parvient à ses buts selon les moyens qu’elle s’est donnés.

Nous avons étayé de long en large les différentes connotations sur la raison, le raisonnement et la rationalité. Ces trois concepts se manifestent tous à l’intérieur du discours, et même en l’absence d’un objet précis de ce discours, nous pouvons toutefois raisonner en termes de logique pure. Mais pris dans ce sens, le fait de raisonner n’implique aucunement une problématique : c’est la pensée en elle-même qui s’auto-valide en illimité. Certes, l’effort de cohérence et d’objectivité est une balise incontournable pour mener à bien son discours. Ainsi, on peut dire que la raison s’érige en tant qu’outil pour faire valoir ses idées. Dans le raisonnement qui nous intéresse ici, il ne s’agit pas de former des idées, mais de les faire valider par autrui, et montrer à ce dernier comment nous avons procédé pour être convaincus de cette vérité. Si notre entreprise a abouti, c’est-à-dire que notre interlocuteur accepte notre argumentation, cela signifie que nous avons bien raisonné. Ainsi, un discours revêt intérieurement une intention pour faire valoir son idée, et sans le faire exprès. L’objet d’un discours peut être porteur d’erreur et d’illusion, et c’est ce qui pousse l’homme à vouloir avoir raison à tout prix. Mais puisque le raisonnement ne dépend pas de la valeur de vérité, on peut alors dire que c’est parce qu’on veut avoir raison à tout prix que nous exploitons à fond notre capacité de raisonnement. Faire usage de la raison est une chose, maquiller ou changer l’authenticité de l’objet en est une autre. La vérité dépend-elle alors de la raison ou de l’objet ?

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