Reconnaître ses devoirs, est-ce renoncer à sa liberté ?
Par définition, « le devoir » représente une obligation à accomplir en vue des exigences de la société, de la loi, d’un règlement, ou encore de la morale. En ce sens, « devoir » et « liberté » entrent directement en conflit ; la liberté étant la capacité à agir selon son bon vouloir. Or, il est communément accepté que la liberté est de terminer là où commence celle des autres. La nécessité d’établir des limites à la liberté individuelle se fait alors sentir. Reconnaître ses devoirs signifie-t-il renoncer à sa liberté ? Si le devoir et la liberté paraissent contradictoires, il importe alors de trouver le point d’attachement entre ces deux notions dans la pratique. Devoir et liberté sont-ils compatibles ? En vue de répondre à cette problématique, nous allons d’abord établir que le devoir est signe d’obligation. Puis, nous expliquerons le caractère indissociable du devoir et de la liberté. Enfin, nous conclurons sur les relations qui lient le devoir à la liberté.
I. Le devoir est signe d’obligation
Une définition simple du dictionnaire désigne le devoir comme l’ensemble des règles générales qui régissent la conscience morale. Le devoir exclut toute notion de volonté ou de désir. Il s’agit tout simplement d’une obligation morale à s’acquitter, sans aucune incidence sur nos états d’âme et n’admet aucune autre alternative. Kant le définit d’ailleurs comme un « impératif ». En d’autres termes, « une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée ». En ce sens, le devoir ne suscite aucune discussion et n’accepte aucun refus. Ni les gains personnels, ni la volonté n’a d’incidence sur lui. Chaque Homme a l’obligation d’effectuer chacun ses devoirs. Il n’est pas autorisé à privilégier certains devoirs au détriment des autres.
Le devoir ne tient pas compte du libre arbitre. Normalement, selon les principes de la liberté, l’homme a le droit de choisir de faire ou non son devoir. Cependant, que l’individu décide d’œuvrer conformément à son devoir, ou non, le contenu du devoir reste inchangé. Par exemple, un père a le devoir d’élever (nourrir, éduquer, habiller, …) son enfant. Le libre arbitre l’autorise à fuir ses responsabilités et à abandonner son enfant. Ou tout du moins à négliger une partie de ses devoirs (comme ne pas l’envoyer à l’école). C’est en ce sens que Bergson disant dans Les deux sources de la morale et de la religion : « L’obéissance au devoir est une résistance à soi-même ». La morale l’inciterait par contre à réaliser chacun de ses devoirs. Cependant, le devoir ne prend ni le libre arbitre ni la conscience en considération : il enjoint le père l’Homme à faire ce qui est attendu de lui sans se poser de question.
Le devoir nie l’existence de la liberté, dans le sens où chaque devoir existe pour être accompli. Cependant, il est possible d’avancer que la disparition des devoirs entrainerait également la disparition de la liberté.
II. Liberté et devoir sont indissociables
Mais en approfondissant la question, nous dirons que « Liberté » et « devoir » représentent les deux faces d’une même pièce. En effet, le devoir repose sur la morale. Or, par définition, un acte sous la contrainte n’est pas un acte moral, étant donné que la morale, en tant que l’homme devrait la vivre, sous-entend une volonté libre. Compris dans un sens plus large, Sartre disait dans ses Situations : « L’homme libre est seul face à un Dieu absolument libre ; la liberté est le fondement de l’être, sa dimension secrète. Le devoir moral n’appartient qu’à l’Homme : lui seul est doué de raison. Contrairement à l’animal, il réfléchit, calcule et délibère avant d’agir. En d’autres termes, il se libère des conduites mécaniques et/ou instinctives, et ce, même dans l’accomplissement de ses devoirs.
Selon Kant, l’Homme est naturellement muni du libre arbitre. En effet, le libre arbitre devrait être ici compris, non pas comme la faculté de choisir par hasard, sans raison déterminée ni connaissance de cause. Au contraire, le libre arbitre est ici le synonyme de la volonté, tel que Descartes le prescrit dans les Méditations métaphysiques : « Poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne ». Dans la même foulée, l’homme devrait user de sa volonté pour choisir d’accomplir ou non son devoir. De ce fait, le devoir remplit une double fonction. D’un côté, il aide l’homme à prendre conscience de sa liberté (il a le pouvoir de choisir entre performer ou non son devoir). D’un autre côté, le devoir le met face à sa morale (il permet de se confronter au choix entre le bien et le mal).
Il ne peut y avoir de devoir sans liberté : un devoir moral n’a de sens que si l’homme a le choix de refuser de s’y plier.
III. Le devoir transcende la liberté
Selon Durkheim, le devoir est dicté par des facteurs externes comme la société ou l’éducation. L’homme n’a pas son mot à dire sur le contenu du devoir, ni même du bien fondé de celui-ci. En ce sens, le devoir représente une obligation qui retire à l’homme sa liberté d’agir comme bon lui semble. Il s’agit de l’Hétéronomie : le phénomène qui destine l’homme à subir ses devoirs. D’un autre côté, le principe d’ « autonomie » incite l’homme à s’interroger, puis à comprendre l’essence même de son devoir. Ce faisant, il réalise de lui-même la nécessité de s’en acquitter en vue de veiller au bien commun. Dans cette optique, le devoir ne relève plus d’une simple obligation. L’individu comprend la valeur du devoir. Il reconnait le devoir et accepte pleinement, de son plein gré de s’y plier.
Concrètement, si un parent élève son enfant parce qu’il est communément admis que c’est son devoir, il s’agit d’hétéronomie. Par contre, s’il comprend que son enfant a besoin qu’il l’élève, et pourquoi il en a besoin, il s’agit d’autonomie. Dans les deux cas, porté par son sens moral, il fait son devoir. Face à la nature abstraite de la notion de liberté, mais aussi par la nature changeante des circonstances, on ne peut pas trancher définitivement si l’homme agit en toute liberté ou par conscience dans ses devoirs. Mais dès lors qu’il a conçu le sens même du devoir, il devrait agir par liberté. C’est d’ailleurs dans cette optique que la liberté peut également retrouver toute sa valeur, comme le disait Spinoza : « Je dis que cette chose est libre qui existe et qui agit par la seule nécessité de sa nature, et contrainte cette chose qui est déterminée par une autre à exister et à agir selon une modalité précise et déterminée ».
Théoriquement, il n’y aurait pas lieu de définir un acte comme relevant du devoir si chacun pouvait s’y soustraire comme chacun l’entend. Le devoir implique une soumission à la loi intérieure qu’est la morale. Mais en parlant de soumission, nul ne voudrait placer son être sous une autre autorité que par un acte de liberté. Si le devoir part d’une hétéronomie, c’est-à-dire un acte automatique, non raisonné qui entrave la liberté individuelle, comprendre l’essence du devoir permet de passer outre le sentiment de contrainte. En effet, reconnaitre ses devoirs conduit l’homme à accepter de manière réfléchie, et en toute liberté à agir conformément à la morale. Ainsi, à la notion de « liberté » conventionnelle s’ajoute un autre sens : le désir de comprendre le fondement rationnel qui se cache derrière un acte ou une décision.