Savons-nous toujours ce que nous désirons ?
Le désir est une force qui nous tend vers une promesse de satisfaction. Il concentre notre attention sur un objet embelli d’attentes. Mais savons-nous toujours ce que nous désirons? N’y a-t-il pas quelque chose qui nous échappe dans l’objet du désir lorsque dans sa possession, nous remarquons que l’objet ne nous plaît pas au final ? Et pourtant, il semble absurde de dire que ce qui se présente à notre conscience comme l’objet de notre désir nous est inconnu. Nous avons le sentiment d’un manque qui se présente clairement en notre être, et nous en faisons même parfois une obsession. Par ailleurs, dire que nous ne savons pas ce que nous désirons, c’est dire comme si notre désir ne nous appartiendrait pas. Le désir se réduirait-il à une force aveugle, alors que cette disposition mobilise intensément notre énergie vers un objet précis ? Nous verrons dans un premier temps en quoi tout ce qui concerne notre désir n’est pas en toute situation claire à notre conscience. Toutefois, il faut relever dans un second temps que cette inconscience n’est pas fatale, car nous pouvons travailler à nous connaître nous-mêmes.
I. L’objet du désir nous est occulté
A. Les valeurs sociales conditionnent notre désir
Tout d’abord, il faut distinguer désir et besoin naturel. Un besoin naturel tend vers ce qui est nécessaire au maintien d’un organisme (la soif, la faim, le plaisir). C’est une tendance qui est de l’ordre de l’instinct, automatique et spontanée. Le désir est quant à lui de l’ordre de l’idéal, car il fait déjà intervenir l’interprétation, de sorte qu’on donne souvent une valeur « ajoutée » à l’objet apparent du désir. Elle est une construction culturelle véhiculée et conditionnée en nous par notre société. Elle renvoie à des symboles glorieux comme la puissance, la sensualité ou la jeunesse, qu’un objet peut représenter extrinsèquement au-delà de sa nécessité naturelle ou technique. Jean Baudrillard, dans La société de consommation, souligne que dans notre société de consommation, les publicitaires savent bien jouer avec la sublimation de ces valeurs à travers un produit, de sorte que ce que l’on nous miroite n’est qu’un signe, un mirage que l’on ne peut saisir concrètement. L’auteur dit : « Le culte du corps n’est plus en contradiction avec celui de l’âme : il lui succède et hérite de sa fonction idéologique ». Il s’ensuit que dans le rapport des regards intersubjectif, le besoin d’affirmation de soi se fait sentir. Ainsi d’un côté, on suit la valeur sociale la plus en vue à travers une tendance, une mode pour être reconnu par le regard d’autrui. D’un autre côté, on joue sur l’excentricité pour se démarquer, se sentir original mais n’osant pas le plus souvent dépasser le seuil du tabou pour ne pas être marginalisé. Ce que nous désirons passe donc toujours par une confrontation avec autrui.
B. Notre désir nous surprend parfois
Ensuite, demandons-nous pourquoi notre désir se fait sentir comme une impulsion, comme une force dont on n’explique pas a priori l’origine, mais qu’on déploie intensément à l’égard d’un certain objet ? Mais pourquoi, quand il se manifeste, nous ne nous reconnaissons pas en lui, quand nos envies semblent même nous répugner aux premiers abords, et pourtant on les suit passivement ? La psychanalyse répond à cela que ce qui se présente à notre conscience, dans sa pensée ou dans l’acte, est la surface d’une tendance refoulée par notre psyché. Sartre décrit brièvement ces propos dans L’Être et le Néant : « Il n’est pour chacun que de consulter son expérience : on sait que dans le désir sexuel la conscience est comme empâtée, il semble qu’on se laisse envahir par la facticité, qu’on cesse de la fuir et qu’on glisse vers un consentement passif au désir ». Notre vie sociale demande certainement la maîtrise de nos instincts, mais encore de limiter certains fantasmes qui sont inacceptables, car prohibés et tabous. Or, il semble que plus l’interdit est manifeste, plus l’imagination intensifie nos attentes. Il arrive dès lors, comme un verre que l’on remplit sans mesure et qui finit par déborder, qu’on agit impulsivement dès que l’énergie psychique attribuée au contrôle de notre comportement n’arrive plus à contenir la force de notre désir.
Il semble bien que le désir soit à bien des égards incontrôlable, car nous n’en sommes pas toujours la source ni le maître. Toutefois, la possibilité d’une telle interprétation analytique ne suggère-t-elle pas que nous sommes dès lors capables d’en être conscients en faisant un certain effort de détachement?
II. La conscience du désir est une brèche pour la connaissance de son objet
A. La raison peut éclairer le désir
Les anciens comme Épicure savaient déjà faire certaines distinctions pertinentes entre les différents types de désirs afin de mieux maîtriser nos choix. Les stoïciens ont eu la sagesse de distinguer les faits qui s’imposent extérieurement et ceux qui nous animent intérieurement comme nos émotions et nos désirs. On pourrait reprocher aux stoïciens d’être naïfs, pourtant il faut souligner que tendre vers notre désir est un relâchement et une projection, et non une nécessité. Voici les termes utilisés par Cicéron dans Les Tusculanes : « Le plaisir et le désir consistent donc dans une opinion sur les biens ; le désir, séduit et ardent, est emporté vers ce qui paraît être un bien ». Nous avons tous le sentiment de l’intensification de cette force, mais il revient à nous de la suspendre momentanément par la force de notre volonté, d’où le fait qu’on arrive à adopter des conduites civilisées, ou de canaliser cette force vers une réalisation bénéfique, comme la création d’œuvre d’art. Dans les deux cas, les désirs se présentent à notre conscience et se succèdent. Nous avons le pouvoir de les sélectionner et de refuser certains d’entre eux. Nous nous mentons à nous-mêmes en nous disant que nous n’avons rien à avoir avec nos fantasmes.
B. Les interprétations psychanalytiques expliquent partiellement nos désirs
L’explication des sciences humaines fait remarquer les grandes lignes définissant nos comportements comme étant le fruit des phénomènes psychologiques et sociaux. Toutefois, les interprétations du désir abondent dans la psychanalyse, ce qui est peu reconnu dans le domaine scientifique. Qu’est-ce qui pourrait expérimentalement réfuter le complexe d’Œdipe freudien ? Face à ce dilemme, une trop grande confiance en ces interprétations pose un problème fondamental sur la compréhension de nos désirs. En effet, elles peuvent faire obstacle à notre véritable introspection qui aurait dû se concentrer sur l’expérience de notre vie singulière, au lieu de se ramener à des concepts abstraits prédéfinis. Les interprétations peuvent devenir des façades théoriques, quand on les postule comme notre axe de réflexion sur nous-mêmes, on ne réfléchit plus avec une certaine ouverture d’esprit sur quel effet cet objet du désir nous fait particulièrement. Nous nous référons tout simplement aux notions clés d’un système interprétatif défini. Il faudrait plutôt tenir compte de ce propos de Kierkegaard, stipulant : « L’existence sépare les choses et les tient distinctes ; le système les coordonne en un tout fermé ».
Comment le désir pourrait-il se dissimuler à notre connaissance, s’il se trouvait en projet devant notre attention ? Il apparaît que le véritable objet du désir n’est pas de notre ressort, car il est une sublimation symbolique de notre société. Ainsi, dans notre interaction avec le regard d’autrui, nous cherchons à nous affirmer et nous suivons la tendance des valeurs sociales, ou alors nous nous démarquons d’elle dans un souci d’originalité. Le désir donc n’est pas un rapport direct entre soi et l’objet, mais passe toujours par autrui. Et dans leurs manifestations impulsives, nos désirs peuvent nous surprendre car ils ont été longtemps refoulés, donc intensifiés dans leurs attentes face à l’interdit social. Toutefois, ces obstacles dans la connaissance du désir ne sont pas incontournables, car les théories sur le désir montrent justement que les hommes peuvent éclaircir ce sujet. Cependant, il ne faut pas faire aveuglément confiance aux interprétations qui font autorité, car cette abstraction voudrait ramener tout le monde à un seul système réducteur sur l’appréciation de notre vécu singulier. Pour véritablement comprendre nos désirs, il nous faut faire l’effort d’une introspection honnête et ouverte. En définitive, ce qui se trouve être en projet devant nous représente une partie de nous, et on peut dire que le désir est justement le dévoilement de notre être qui ne demande qu’à être apprécié par nous-mêmes.