Se cultiver, est-ce renoncer à sa nature ?

Je me cultive en entrant dans de nouvelles sphères culturelles, j’adopte les goûts et les manières d’un nouveau monde, puis je remarque que j’ai changé car mes proches ne me reconnaissent plus. Ai-je par-là renoncé à ma nature lorsque cet ensemble de traits qui me définissaient aux yeux des autres n’est plus? Toutefois, se cultiver désigne aussi le fait d’accumuler de la culture générale, dans ce processus, je remarque alors l’élargissement de mon champ de perspective que je n’imaginais pas avant, je constate que ma nature pourrait n’être en fait qu’une culture parmi tant d’autres. Mais encore, quand on parle de nature au sens de ce qui nous détermine essentiellement, ne parle-t-on pas aussi de notre appartenance à une espèce, celui de l’homme ? Ce genre de réflexion nous montre qu’il n’est pas facile de définir l’idée de nature humaine tant celle-ci se retrouve mêlée à l’identité de notre personnalité tant à l’identité de notre culture, tant à l’identité de notre espèce. Cela nous amène à se demander : la culture est-elle pour nous notre seconde nature ? Pour y voir un peu plus clair et tenter de résoudre ce problème, dans une première partie, on va voir en quoi le fait de se cultiver signifie abandonner ce qui nous définit implicitement. Toutefois, dans une seconde partie, on va aussi voir en quoi se cultiver, au contraire, est dans notre nature.

I. Se cultiver c’est renoncer à sa propre nature

A. S’ouvrir à d’autres cultures peut changer notre personnalité

En premier lieu, parler de sa propre nature renvoie à designer une identité qui nous définit a priori. Cette identité s’apparente à première vue à l’idée de personnalité, car elle renvoie à des traits de caractère qui nous sont innés. Quand on dit par exemple que c’est dans ma nature d’être comme ceci ou comme cela, on se réfère à un comportement spontané  qui semble s’exprimer de soi. En d’autres termes, Lévi-Strauss disait : « La nature, c’est tout ce qui est en nous par hérédité biologique ». Toutefois, le fait de se cultiver nous change, car c’est un processus qui nous fait frotter à d’autres cultures, c’est-à-dire à d’autres manières d’être. Parfois, dans la curiosité et l’appréciation de cette dernière, nous l’adoptons et elle redéfinira en nous une nouvelle façon de nous comporter. Notamment, quand on se plonge concrètement dans la culture d’une communauté, on est invité à performer un style de vie  dans l’ensemble de l’étiquette, la tenue et le langage qui est propre à cette dernière, et ce qui résulte donc à l’abandon des vielles habitudes qui ne s’y accordent pas. Toutefois, il ne s’agit pas seulement de changer de forme, car on peut même refonder notre manière de voir le monde quand on s’attache religieusement aux principes de ce style de vie.

B. Assimiler une culture, c’est un dépassement de soi

Le fait de se cultiver ne nous expose pas seulement à l’attraction à la nouveauté, mais il est fondamentalement un dépassement de soi. En effet, on n’est pas obligé d’adopter la culture des autres, mais dans l’accumulation  de nouvelles connaissances les concernant on  ne peut qu’élargir notre champ de perspective. Comme l’expliquait Edgar Morin dans son ouvrage majeur La méthode : « La culture s’apprend, se réapprend, se retransmet, se reproduit de génération en génération. Elle n’est pas inscrite dans les gènes, mais au contraire dans le cerveau-esprit des êtres humains ». S’intéresser à de nouvelles études scientifiques et de savoir-faire techniques développe notre vision objective et pratique sur le monde. Méditer sur le fondement   d’autres religions nourrit l’épanouissement de notre âme. Contempler des œuvres d’art varie de plus en plus nos goûts et développe notre esprit créatif. En tout, s’abreuver des mœurs et des coutumes différentes  améliore notre jugement en vue d’une ouverture à la considération de la différence. Cela revient à dire que renoncer à sa nature, c’est dépasser notre ancien soi.

Puisqu’il est possible de redéfinir notre personnalité, qui est le substrat de notre nature, à travers la culture des autres, notre nature est donc instable, car susceptible au changement. Serait-ce acceptable, étant donné que la culture devient alors un phénomène qui contre la nature ?

II. Il est dans la nature de l’homme de se cultiver

A. L’homme est un être de culture

En fait, si se cultiver renvoie à l’idée d’un désir pour l’intelligence et la spiritualité, alors la culture dépasse l’idée de nature. En effet, la nature désigne ce qui existe spontanément sans l’intervention de l’esprit humain, elle est une partie de la réalité qui semble aller de soi. Or, par expérience, on ne peut scinder la vie de l’homme pour déterminer par une ligne décisive, de sorte qu’en deçà de la ligne il est un être de nature, et qu’au-delà voilà qu’il est désormais cultivé. En d’autres termes, nous n’avions jamais vu un homme à l’état de nature, sauf dans les pures fictions. Selon les études anthropologiques effectuées par Malinowski et rapportées dans La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, « le comportement typique, caractéristique de l’état civilisé, diffère essentiellement du comportement animal à l’état de nature. Quelque simple que soit sa culture, l’homme dispose d’un ensemble matériel d’instruments, d’armes, d’ustensiles domestiques ». Dès sa naissance, l’homme est déjà en contact avec une culture, même la façon de la mère pour accoucher est déjà une manière très cultivée, héritée de la société d’où elle provient. Au cours de son existence, l’homme continue de se cultiver, que ce soit à l’intérieur de sa société ou dans une communauté étrangère. Il est toujours et déjà cultivé, mais à des degrés différents selon les étapes de sa vie. Il est même dans sa nature de vivre dans la culture.

B. Les dispositions physiologiques de l’homme rendent possible la culture

En approfondissant notre investigation, il importe de savoir si selon le corps en tant qu’organisme vivant subirait-il cette culture. Car si on parle de nature, tel qu’on a mentionné précédemment, c’est tout d’abord le corps qui nous est donné comme héritage naturel. Ainsi, se demander sur la possibilité de la culture renvoie nécessairement à l’influence du corps dans ce processus, et inversement. En fait, on peut retrouver chez l’animal des caractéristiques similaires à ceux de l’humain, que l’on nomme avec une certaine prudence théorique de « protoculture ». Une des plus remarquables est notamment l’usage des symboles, ce qui s’apparente au recours au langage, ne serait-ce que mentalement. Les études du psychologue David Premack ont montré qu’un chimpanzé peut communiquer à partir de de l’organisation de jetons dont chacun d’entre eux représentait des objets, des actions, des qualificatifs et connecteurs logiques. Si la création d’outils matériels et intellectuels ne s’est manifestée que chez l’homme, c’est parce que le système qui en résulte est compatible avec son corps, c’est-à-dire avec ce en quoi il est naturellement doté. Et c’est son corps même qui suggère en quelque sorte l’orientation de cette culture. « Par conséquent, la culture seule peut être la fin dernière qu’on peut avec raison attribuer à la nature par rapport à l’espèce humaine », constate Kant dans Critique du jugement téléologique.

Pour conclure, rappelons d’abord notre interrogation centrale qui était de se demander : en quel sens on pourrait renoncer à ce qui est indépendamment de nous, mais qui nous détermine. Il apparait d’abord que notre contact avec une culture peut changer notre manière d’être, au fur et à mesure d’être en  contact avec celui-ci. Il suffit de voir à quel point un individu peut changer dans le fait d’enrichir ses connaissances. Il  semble donc que dans cette évolution perpétuelle, il est difficile de revenir à ce qui définissait notre nature d’avant. Toutefois, on constatera en l’occurrence que la culture fait partie même de notre nature, partout où nous touchons la nature, elle est déjà imprégnée  de culture. En définitive, l’opposition de notre nature naturelle et de nature culturelle nous suggère au final que la culture est l’expression originale de la nature.

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