Sommes-nous autant heureux que nous sommes plus libres ?

Une question dont la réponse paraît de suite évidente : pas de bonheur sans liberté. En effet, qui penserait être heureux dans l’esclavagisme ? Qui penserait atteindre un esprit tranquille dans le souci d’une contrainte ? Car l’idée de bonheur renvoie à la plénitude, à la tranquillité de l’âme, tandis que la liberté à l’épanouissement, à l’émancipation de notre volonté. Pourtant, rien n’est moins donné quand on remarque que l’idée de bonheur renvoie aussi à l’idée de satisfaction durable. Or, la conscience de la liberté a pour condition l’affranchissement d’un état, un état d’où on a pu vivre une certaine complaisance, tel l’état d’un prisonnier bien nourri, bien logé et sans le souci du lendemain. Liberté et bonheur sont-ils frères, quand l’un nous livre à la contingence et l’autre à la stabilité ? Pour répondre à ce problème nous allons voir dans un premier lieu qu’être plus libre dans le sens d’avoir plus de possibilités pourrait nous rendre heureux. Toutefois, en second lieu nous allons aussi voir que plus de liberté nuit au sentiment de bonheur.

I. Plus de possibilités, plus de bonheur

1. L’absence de contraintes physiques signifie profiter pleinement de la vie

Premièrement, il semble évident que plus on est affranchi des pressions naturelles de nos besoins corporels, plus on a le loisir de profiter pleinement de la richesse de l’existence humaine. L’homme, comme tout être vivant, est accablé par ses tendances irrésistibles, de nourrir son corps et de défendre sa vie. Toutefois, nous avons une conscience qui peut se déployer hors de ces rapports primordiaux vis-à-vis du monde extérieur. Nous pouvons également nous consoler à la manière de Jean-Jacques Rousseau en disant : « O homme ! resserre ton existence au-dedans de toi, et tu ne seras plus misérable ». Nous pouvons contempler le ciel et fantasmer sur une destinée, considérée comme plus noble, ou simplement vaquer à des passions qui nous animent de façon éphémère. Malheureusement, les chaines du travail nous attachent à la terre, au corps, à la matière que nous devons impérativement conserver pour espérer expérimenter pleinement la vie. Ainsi, nous développons nos techniques pour mieux vivre avec ces chaines, les alléger et voir espérer s’en débarrasser totalement.

2. Le pouvoir contribue à l’accomplissement des désirs

Il s’ensuit logiquement qu’on ne peut séparer liberté et pouvoir, car avoir plus de pouvoir signifie de facto avoir plus de possibilités de se rapprocher de l’objet de nos désirs. Ceci nous rappelle le mythe de Gygès que Platon raconte dans la République. Gygès était un berger qui a eu la fortune d’obtenir un anneau particulier qui lui donnait le pouvoir d’être invisible. Étant dans un tel positon extraordinaire, il constata l’étendue de ce pouvoir dans la considération de ses désirs personnels. En étant à l’abri des regards, Gygès n’hésita pas à l’user pleinement en tuant un Roi et en usurpant son trône. Bien que ce mythe platonicien reflète une grande immoralité, on peut constater avec Aristote que « le pouvoir souverain, dira-t-on, est le plus grand des biens : n’aurions-nous pas ainsi le pouvoir d’accomplir des actions aussi nombreuses que belles ? ». Ce mythe nous montre que ce qui manque à l’homme pour assouvir ses désirs est une question de pouvoir. Tout homme désire être heureux, mais il semble que chacun refrène ce désir en le reléguant au domaine du fantasme et de l’utopie, dans la constatation de ses modestes moyens. Aussi, certains créent des évasions dans la fiction littéraire où on illustre des hommes aux pouvoirs surdimensionnés, parfois héroïques, parfois tragiques, mais dotés d’un monde où nos fantasmes les plus fous prennent vie.
Il semble donc légitime de considérer la liberté comme la condition du bonheur. Toutefois, dans ce rapport liberté-bonheur, parlons-nous dans un monde où il « faut » réfléchir sur ses actions ?

II. Plus de liberté, moins d’expérience du bonheur

1. Plus de pouvoir renvoie à une conscience moins tranquille

En fait, si l’idée d’une plus grande liberté renvoie à l’idée d’un plus grand pouvoir, elle ne renvoie pas au final à une conscience plus heureuse. Bacon a eu raison en s’exprimant ainsi dans Essai de politique et de moral : « C’est un désir singulier que de rechercher le pouvoir pour perdre la liberté, ou de rechercher le pouvoir sur autrui en perdant le pouvoir sur soi-même ». Plus de pouvoir renvoie à la réflexion des effets de plus en plus conséquents, et donc d’une plus grande responsabilité, car notre conscience est plus exposée à des remords et des regrets dans ses éventuelles mauvaises maitrises. Il serait facile de juger de l’extérieur qu’un prince, un premier ministre ou un grand artiste international est plus heureux, car il a plus de pouvoir sur les gens et les choses, mais c’est vite oublié nos propres embarras devant la moindre responsabilité quotidienne, ne serait-ce que dans la direction d’une poignée de personnes. En effet, plus de pouvoir nécessite plus d’engagements dans sa maitrise, car nous ne sommes pas isolés de ses conséquences.

2. Une vie qui vit ne se plaint pas des difficultés

On l’a vu, une vie plus libre parait plus heureuse. Toutefois, on peut encore se demander si on peut encore parler de vie si on la ressent peu. La conscience de la vie ne revient pleinement à soi que par un stimulus, une sensation, une expérience affective. Or, une paix absolue équivaut à une vie anesthésiée, insipide. En ce sens, autant supprimer sa conscience, voir la conscience même si l’idée de conscience libérée est la représentation ultime du bonheur. En fait, plus on se libère des contraintes, plus on affaiblit l’expérience de la vie. Car comme disait Bergson : « Pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même ». Une vie où il y a moins de tension, est une vie où il y a moins de réflexion, car l’esprit ne se meut qu’à partir et dans l’interrogation, moins de créativité, car la matière est moins résistante, moins d’attente, car il y a moins d’espace pour l’imagination afin de former un fantasme et fondamentalement, il y a moins de volonté car il y a moins d’enjeux. En ce sens, le vrai bonheur ne se trouve pas dans la libération, mais dans l’engagement d’un défi où la vie peut s’affirmer pleinement.

Nous nous étions demandé comment la liberté et le bonheur pouvaient être compatibles, car l’un renvoie à la contingence et l’autre à la stabilité. Tout d’abord, il apparait que la liberté est un gage du bonheur, puisque nous devons d’abord être libre pour profiter pleinement de l’existence. De plus, si nous avions le plein pouvoir et donc la pleine liberté, nous assouvirions tous nos désirs refoulés. Toutefois, plus de pouvoir ne renvoie pas à une conscience tranquille, car l’idée de ses conséquences se présentera toujours à cette dernière. Plus de pouvoir engage en fait plus de responsabilités. Néanmoins, le vrai problème est lié à l’état de conscience même, une conscience détachée de toute pression n’est pas une conscience, car c’est en soi l’expérience de la vie qui forme la conscience. Une expérience n’est possible qu’à travers le défi des contraintes. En définitive, on peut répondre que le vrai bonheur n’est pas dans la stabilité, car une conscience stable n’est pas une conscience vivante : être heureux, c’est ressentir pleinement la vie. Quant à la liberté qui le soutient, elle doit renvoyer à l’idée d’autonomie, la volonté à se maitriser, et non au pouvoir incommensurable.

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