Sommes-nous condamnés à subir le temps ?
Le rapport de l’homme avec le temps se dessine à travers sa conscience et son existence, et le temps est moins un objet d’étude que le principal socle des souvenirs et de l’espoir. A travers ces deux modes d’investigations, le temps demeure problématique dans le sens où il existe seulement par et pour l’homme : ce dernier voudrait se défaire de son emprise, et pourtant c’est le fruit de la création libre de son esprit. Tourmenté par les afflictions engendrées par la délimitation du temps sur son existence, l’Homme essaie toujours d’échapper de l’impossibilité de l’éternité. Comme disait Saint Augustin dans Les Confessions, « Ce qui m’apparait maintenant avec clarté et évidence, c’est que ni l’avenir ni le passé n’existent ». Le présent devient ainsi un refuge contraignant que l’Homme veut maintenir immobile pour se préserver de la désolation de ce qui n’est plus et de ce qui ne sera pas. L’existence humaine peut-elle se suffire à ce que lui offre le présent ? Et le présent lui-même ne serait-il pas déterminé par la recherche constante dans le futur de ce qui est perdu dans le passé ? Tout d’abord, il importe de savoir que l’être du temps se conçoit dans la conscience, et sa réalité ne se manifeste que dans l’intériorité de cette conscience. Mais aussi, il existe une forme d’appréhension qui, à force d’anticiper les évènements pour les maîtriser, détourne l’Homme vers un perpétuel désir d’échapper au temps. En effet, l’Homme ne vivra pas son présent comme une condamnation s’il sait se libérer de sa conscience.
I. Le temps est une représentation abstraite de l’écoulement de l’existence
La réalité du temps s’impose à l’Homme, tel qu’il le représente dans son langage, dans ses projets, dans ses angoisses, sans pour autant qu’il puisse désigner concrètement ce qu’il en est de cette entité abstraite. « C’est par la langue que se manifeste l’expérience humaine du temps, et le temps linguistique nous apparaît également irréductible au temps chronique et au temps physique ». Cette vision d’Émile Benveniste tiré du Problème du langage traduit l’usage du temps dans la pensée et le langage, ce qui est la première forme d’existence qui servira de ressource fondamentale pour ses représentations du monde. Mais selon un point de vue métaphysique, ce qui n’enlève en rien sa vérité dans le vécu quotidien, seul le présent se dévoile à nous à travers l’existence : si nous vivons dans le passé ou dans le futur, c’est toujours dans le moment présent que nous l’appréhendons. Merleau-Ponty a compris cela en l’expliquant dans la Phénoménologie de la perception, comme quoi « le passage du présent à un autre présent, je ne le pense pas, je n’en suis pas le spectateur, je l’effectue, je suis déjà au présent qui va venir comme mon geste est déjà à son but ». En tant que vécu, il n’y a pas de distance entre moi et le temps, car le temps ne peut être saisi que par mon existence présente. Ainsi, les différentes modalités par lesquelles se présente le temps ont été élaborées par les données psychologiques enregistrées par la mémoire. C’est une faculté que l’homme pourrait certes avoir en commun avec certains animaux, mais qui lui permet d’en déduire la réalité du temps, comme Aristote l’a très bien dit dans ses écrits intitulés De la mémoire : « La mémoire n’est donc ni une sensation ni une conception, mais une disposition ou une affection de l’une des deux, lorsque survient le temps ».
Sur le point de vue de la conscience, le passé et le futur sont au même rang que le présent, qui sont de pures entités abstraites transposées dans l’ordre du vécu. Et pourtant, les implications n’en seront pas sans conséquence sur la liberté de l’Homme.
II. L’idée que l’on se fait du temps ensevelit l’existence
Sachant que l’Homme possède cette faculté qui lui est propre de se projeter dans le futur, or le futur est ce qui n’est pas encore mais qui adviendra nécessairement. Il incombera à l’homme de donner un contenu à ce vide selon sa liberté, d’où le concept d’angoisse devant l’inconnu, la facticité, et l’insurmontable. « L’angoisse est le vertige de la liberté ». Kierkegaard est totalement convaincu de ce mal-être causé par la liberté de l’Homme, tel qu’il le décrit dans Le concept d’angoisse, et c’est en grande partie relié à la pression que lui offre à voir la nécessité de sa destinée. En effet, l’Homme a le devoir de vivre son présent, avec le poids de son passé qui est irréversible et l’incertitude de son avenir qu’il ne peut atteindre, ce qui le place face à la permanence de la mort. En affirmant dans l’Être et le Néant que « la Mort représente le sens futur de mon pour-soi actuel pour l’autre »,Sartre met en exergue l’idée selon laquelle la précarité de l’existence ne peut être dissoute par la liberté. Or, la conscience de la mort se ressent uniquement parce que l’Homme sait qu’il a un futur, et que l’expérience du passé lui montre la fatalité de la mort. En somme, l’existence de l’Homme est encadrée par le temps, donc marquée par la finitude, ce qui est contradictoire avec la liberté dont il dispose. Comme disait Heidegger dans L’Être et le temps : « Cette fin que l’on désigne par la mort ne signifie pas, pour la réalité humaine, être-à-la-fin, la mort est une manière d’être que la réalité humaine assume dès qu’elle est ». Il n’y a aucune échappatoire pour lui face à la mort, au même titre qu’il est tombé dans l’existence de manière fortuite.
Le temps le fait vivre hors du présent, pour le faire subir finalement l’angoisse tant qu’il est vivant, et plus tard, la mort qui l’emportera à un moment inconnu. Mais l’Homme vivra le temps autrement s’il se consacre à donner du sens au temps lui-même.
III. Seule la conscience peut dénouer l’emprise du temps sur l’existence
Sachant que le temps s’oppose à l’éternité, et que l’existence se manifeste de manière éphémère, vivre dans son temps n’a rien d’aliénant si l’on essaie de comprendre les mécanismes de la conscience. « Ce que nous percevons en fait c’est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent ». D’après ce passage de L’énergie spirituelle écrit par Bergson, la durée, qui est le temps de la conscience, rassemble le passé et le futur, ce qui élimine toute sorte de contradiction qui engendrerait la crainte du futur ou la mélancolie du passé.Vu sous cet angle, on peut dire que l’Homme ne subit pas le temps, car il le crée et le façonne dans sa conscience, c’est-à-dire que ce qu’il appelle temps ne se présente que par sa capacité de mémoire et d’imagination. Le caractère intemporel des œuvres humaines prouve que l’Homme pourrait oublier le temps et se focaliser principalement sur ces œuvres, qui sont tout simplement la concrétisation de l’éternité. Wittgenstein disait dans son œuvre Tractatus logico-philosophicus que « si l’on entend par éternité non la durée infinie mais l’intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent ». Par conséquent, si la sensation d’aliénation vis-à-vis du temps se fait sentir chez l’Homme, il s’agirait plutôt de la crainte du vide, du néant, du non-être, une fois que le temps est écoulé. Or, « la crainte est une tristesse inconstante de l’idée d’une chose future ou passée de l’issue de laquelle nous doutons en quelque mesure ». L’Éthique de Spinoza évoque que ce n’est pas le temps en lui-même qui fait peur, mais plutôt l’idée que l’on se fait de l’existence. Et la possibilité de l’éternité n’arrangera en rien le remplissage du vide, car l’éternité elle-même n’a pas de consistance au même titre que le temps : seul le présent existe.
Pour conclure, c’est la conscience qui pose le temps, non pas comme une mesure universelle et immuable, mais plutôt comme ses propres données, tissées pour constituer à la fois le souvenir et l’avenir. Il est également capable de concevoir l’éternité au même titre qu’il pourrait avoir l’idée de temps, ce qui fait qu’à force d’échapper au temps à cause de son caractère éphémère, l’Homme finit par fuir son existence. Tout compte fait, l’existence de l’Homme est cadrée dans le temps, un intervalle fini bien qu’indéterminé, donc l’Homme est condamné à subir essentiellement son existence et non le temps. Car le temps est une entité qui le transcende et qui n’a aucune emprise sur lui, grâce à la conscience lui rappelant la réalité du présent. Parmi les êtres mathématiques qui suscitent le questionnement des grands métaphysiciens figure le temps. L’homme du commun, quant à lui, le pose comme un acquis dans le vécu quotidien, et l’histoire lui procure une autre dimension qui immortalise le passé, pour le pousser à son tour à vouloir immortaliser son nom dans le futur. Les interrogations sur le temps ne seraient-elles donc pas une version déguisée des interrogations sur l’être, ramenant le tout à la permanence à ce qui demeure ?