Suffit-il de ne manquer de rien pour être heureux ?

Schopenhauer affirme que l’homme est comme une pendule : il vacille entre peine et souffrance. Cette oscillation de l’homme est due au mouvement même de son être qui est tiraillé entre l’accomplissement de ses désirs et l’insatisfaction. L’homme est alors artefact de sa propre intentionnalité, il est doté de raison mais avant tout, sa force principale intérieure est le « désir ». Comme le souligne Spinoza, le désir est le moteur même de chacune de nos actions et en définit pleinement le sens. Mais si l’homme est ainsi inscrit dans la réalisation de ses désirs afin de pallier cette souffrance interne qu’il essaye de combattre tant bien que mal, cela nous amène à nous poser la question suivante : Est-ce que combler tous ses désirs permet à l’homme d’accéder au bonheur ? Ou ne serait-ce là qu’une triste utopie ? Afin de répondre à cette question, nous verrons dans une première partie, que combler tous ses désirs est le propre de l’homme et peut l’amener à être provisoirement et temporairement  heureux. Cependant, nous verrons dans une deuxième partie qu’il ne suffit pas de ne manquer de rien pour être heureux car la nature même du désir mais aussi la complexité du bonheur complexifient l’équation.

I. L’accomplissement du désir est une première étape dans la recherche du bonheur

Si nous regardons attentivement l’étymologie du mot « être heureux » signifiant « bonheur », il appert que celui-ci serait tiré de la combinaison linguistique des mots bonheur, dérivés eux-mêmes du latin augurium que nous connaissons bien sous le mot « augure » signifiant « chance ». Mais le bonheur quant à lui serait donc l’état ressenti comme agréable, équilibré et durable d’être parvenu à la satisfaction de soi, sentiment de plénitude et de sérénité. C’est depuis l’Antiquité, que les philosophes grecs dont Aristote et Epicure, puis les philosophes romains dont Cicéron et Sénèque, ont longtemps tergiversé concernant la nature du bonheur et la manière de l’atteindre. Comme le supputait Baruch Spinoza, «  Le désir est l’essence de l’homme ». En effet, il serait difficile, voire impossible de dissocier cette image figurative selon laquelle l’homme serait heureux en comblant ses désirs, étant donné que la vérité est que le désir est un manque. L’homme cherche alors à combler ce manque afin d’aspirer au bonheur, le désir crée en lui un vide et un manque qu’il ne pourra combler que par l’accomplissement de ce dernier. Si nous regardons l’étymologie du mot désir, provenant  du latin desirare, formé à partir de sidus, sideris signifierait constellation d’étoile, donc au sens littéral, de-siderare signifie « cesser de contempler », qui nous revoie directement au concept de « manque » ou cessation d’être. C’est ce que confirme Leibniz «  Le désir est l’inquiétude produite par l’absence d’une chose qui procurerait du plaisir ». Ainsi, tout désir naît donc d’un manque et d’une cessation d’être et ce manque dans l’homme provoque la souffrance de ce dernier lorsqu’il n’est pas comblé. La condition nécessaire à l’homme afin d’être heureux reste sans nul doute de ne manquer de rien ou en d’autres termes, de compléter son être ce qui se traduit par combler tous ses désirs. L’homme ne peut donc être heureux que s’il trouve la réponse propre à son désir qui comblerait son manque interne afin de se compléter lui-même. Sigmund Freud faisait d’ailleurs  référence « au  principe du plaisir gouverne l’appareil psychique, appelant le bonheur. » Et lorsqu’on parle de bonheur et de désir, comment oublier Epicure qui énonça lui-même l’importance de satisfaire ses désirs et donc de ne manquer de rien en vue d’atteindre l’ataraxie : ce célèbre état de paisibilité de l’âme et d’achèvement de l’esprit. Comme le dit Epicure, « Il faut satisfaire les désirs naturels et atteindre l’ataraxie. Le bonheur se confond avec l’ataraxie. »

L’homme est donc propulsé par l’élan de ses désirs et le désir fait ce qui est de propre à l’homme. Pour cela, il est donc naturel que l’homme cherche à les satisfaire en vue d’éviter la souffrance que le désir produit par le manque et la cessation d’être. Pour être heureux, l’homme doit donc chercher à satisfaire ses désirs et ne manquer de rien.

II. Le vrai bonheur se trouve dans une existence guidée par la raison

Bien que le désir soit l’essence même de l’homme, la nature intrinsèque même du désir qui signifie manque, emprisonne celui-ci dans une boucle perpétuelle et continue où celui-ci pense qu’il peut s’en défaire mais en réalité cette illusion se poursuit dans sa quête et sa perception même du bonheur de sorte à la rendre impossible.En réalité, le problème est à portée bicéphale, car même si l’homme cherche à combler tous ses désirs et y parvient, premièrement la nature du désir le ralenti dans sa quête, et deuxièmement, la nature du bonheur qui ne serait qu’une ellipse pour lui le stoppe dans son élan.   Alors quand on évoque la nature même du désir, on évoque une nature de cessation d’être et de manque mais avant tout une boucle perpétuelle sans fin qui définirait le désir, car celui-ci est CAUSA SUI ou cause de soi-même. En y réfléchissant bien, le désir est cause de soi-même, l’accomplissement d’un désir en entraîne un autre encore plus grand et un autre encore plus grand et ainsi de suite, tel un enchevêtrement de désirs illimités, pour que l’homme finisse par se sentir piégé et emprisonné dans la boucle même du désir. Donc, satisfaire tous ses désirs et ne manquer de rien n’est pas une condition suffisante pour être heureux mais une condition nécessaire. Cette analogie est reprise par Schopenhauer « tout désir nait d’un manque, représente un cycle sans fin. ». D’ailleurs, le danger même du désir réside dans son intentionnalité, tout désir n’est pas forcément bon pour l’homme et cela peut affecter considérablement sa morale. De la puissance destructrice du désir à l’élévation de celle-ci, Platon répond «  Mieux vaut l’ordre de l’âme que les désirs insatiables  opposés à la raison. » Ce constat sera d’ailleurs repris plus tard par Descartes avec un apport de sagesse « Il faut changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde. » Mais comme le problème soulevé par le désir n’est pas seulement sa nature, notre sujet nous pousse à nous tourner vers un autre problème qu’est la nature du bonheur en lui-même. En effet, on ne peut pas aspirer à obtenir quelque chose que nous ne serions même pas capables de définir ou même de comprendre et pourtant l’homme recherche activement le bonheur et à être heureux.Comme le dit Aristote, « Tous les hommes désirent le bonheur, dont l’essence n’est pas claire. ». Par conséquent, combler ses désirs et ne manquer de rien ne suffira pas à rendre l’homme heureux car le bonheur est comme une asymptote que l’homme essaye d’atteindre. Constat fortement repris par notre philosophe Emmanuel Kant, « Le bonheur, idée que l’homme forge, est inaccessible, il échappe aux lois de la nature. ». Alors, c’est pourquoi le philosophe Marc Aurèle propose une alternative au bonheur qui est intéressante : «  L’accès au bonheur ? Il faut faire retraite soi-même. » Et si nous prêtons attention à cette proposition d’atteinte du bonheur, nous remarquerons que le bonheur est en réalité la conception même du sujet par rapport à son objet désiré. Ce que confirme Rousseau « Le bonheur authentique réside dans la jouissance de sa propre existence. »

Comme nous avons pu le voir, le désir est l’essence même de l’homme et cette nature du désir en fait principalement un problème pour l’homme. Dans sa quête du bonheur, l’homme pense que satisfaire tous ses plaisirs et ses désirs l’amènera à être heureux, mais en réalité, l’équation est plus complexe, entre la nature du désir et la définition du bonheur, l’homme vacille comme une pendule qui souffre.

L’homme est en effet porté par le désir d’être heureux, et cela participe et fait même partie de la nature intrinsèque de l’homme. Porté par son essence qu’est le désir, l’homme aspire au bonheur en comblant ses désirs de sorte qu’il ne lui manque rien. En satisfaisant donc ses désirs endogènes, l’homme atteint un certain niveau de plénitude car le désir est la cessation d’être ou le manque, mais en réalité, l’homme possède aussi des désirs exogènes externes à son être qui l’entraînent dans la boucle infinie du désir. L’homme est alors piégé dans la matrice de son essence propre, désirer mais ne pas être satisfait, être satisfait mais ne pas désirer, l’ambiguïté portée par la satisfaction du besoin est alors complexe car un désir en entraîne un autre, et vice-versa. Stricto sensu, l’homme devient vite objet et non plus sujet, car le désir a emprise sur lui, et d’ailleurs satisfaire tous ses désirs amènerait l’homme à une vie de monotonie, étant donné que le désir est la volonté propre à l’homme. Nonobstant, bien qu’il satisfait tous ses besoins, l’homme ne pourra jamais véritablement être heureux parce que le concept de bonheur ne doit pas se substituer à celui de plaisir qui lui est éphémère. Le bonheur difficile dans sa définition, et insaisissable dans compréhension apporte alors toute la beauté de l’existence humaine, comme le dit Jean Jacques Rousseau : « Le bonheur authentique ne réside-t-il pas dans la jouissance de sa propre existence ? ».

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