Suis-je le sujet de mes pensées ?

Selon un sens philosophique, le sujet est la représentation de l’unité de son être qui a conscience de lui-même et de ses actes. Remarquons aussi l’étymologie du mot qui est issu du latin subjectum et qui signifie « être subordonné ». En guise d’interprétation, nous dirons que le sujet vient en second plan, et que les pensées le dominent. C’est donc un réceptacle qui reçoit les pensées. Dans cette ligne d’idée, les pensées qui peuvent prendre la forme d’un concept, d’une idée, d’une impression ou d’une opinion, se posent comme indépendantes de moi et de ma volonté. Ainsi, se demander « suis-je le sujet de mes pensées ? » requiert une hiérarchisation entre le sujet et la pensée, ou pourquoi pas une égalité entre eux. Toutefois, la problématique reste ouverte, car ni le sujet qui reconnaît la connaissance, ni la pensée qui débute par la conscience d’un objet, ne peuvent se prévaloir a priori comme une entité suprême. Le sujet et la pensée peuvent-ils exister l’un sans l’autre ? Nous développerons dans une première partie que les pensées pourraient n’être que la surface visible de ce qui est dans l’esprit d’un sujet conscient. Et dans une seconde partie, nous continuerons en disant qu’une pensée n’existe pas au même titre que la chose, donc c’est la pensée qui suppose sa réalité.

I. Le sujet est voilé par différentes entités extérieures

A. Le sujet n’est qu’une illusion du corps qui pense

Dans l’histoire de la philosophie, la notion de sujet est née avec la considération de la conscience comme étant le principal attribut de la pensée humaine. Pour sa part, la science n’a pas tardé à accueillir la conscience en tant qu’objet d’étude. Elle la considère comme le produit d’un système organique complexe qu’est le cerveau et ses connexions nerveuses à travers tout le corps.  Dans cette divergence de point de vue entre la science et la philosophie : la première imagine la conscience comme le produit de la physiologie, tandis que la dernière la pose comme une substance autonome vis-à-vis du reste du corps. Nietzsche donne son avis dans Ainsi parlait Zarathoustra : « Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est ce à quoi tu ne veux pas croire : ton corps et sa grande raison : il ne dit pas moi, mais il est moi en agissant ». En effet, il faut bien remarquer que le « je » est tardif par rapport aux réflexes d’un corps qui réagit. La spontanéité suggère qu’il y a un mécanisme qui échappe à la volonté de contrôler ces réactions. Lorsque notre pensée est activée, cela signifie que nous sommes en état de conscience. Mais la mobilisation volontaire de notre esprit se fait toujours après coup, c’est-à-dire suite aux réponses simultanées de notre corps. Ce qui explique le fait que nous formulons des jugements ou réagissons par intuition avant toute réflexion.

B. Le sujet est un simple ambassadeur de la pensée

Certes, je fais la propre expérience de mon être, or cela ne signifie pas que toutes les pensées qui viennent successivement dans mon esprit ont été programmées à l’avance. Ma mémoire, étant sélective, joue un rôle principal dans l’élaboration de mes idées actuelles. Il est vrai qu’il m’est possible de retenir expressément le souvenir de mon passé, mais les oublier se fait plutôt indépendamment de notre volonté. Il en est de même pour les processus d’incorporation des valeurs sociales et culturelles : mon esprit les accueille de manière inconsciente, et ce sont ces entités extérieures qui créent des balises en ce qui concerne les conventions et les normes. Par conséquent, les pensées surgissent à la surface de notre conscience sont, en l’occurrence, telles que nous les avons élaborées, or nous ne nous demandons pas pourquoi j’ai choisi telle idée à avancer plutôt qu’une autre. Et pour terminer, mais qui n’est pas des moindres, le langage est par excellence la forme par laquelle le sujet et la pensée sont en parfaite harmonie. Mais, comment le sujet a-t-il le pouvoir de débiter des phrases instantanément qui concordent avec la pensée ? Merleau-Ponty y répond dans cet extrait de Signes : « Le langage signifie quand, au lieu de copier la pensée, il se laisse défaire et refaire par elle. Il porte son sens comme la trace d’un pas signifie le mouvement et l’effort du corps ».

La représentation d’un sujet comme étant une substance hétérogène au corps, n’a pas en effet de fondement concret. Si le sujet est une entité qui n’a pas sa place dans les faits au quotidien, le domaine de la morale a toutefois besoin de son postulat pour en fonder la responsabilité.

II. Sujet et pensée sont deux concepts imbriqués

A. La notion de pensée est aussi abstraite que celle du sujet

Une révolution s’est opérée dans le domaine de la philosophie de la connaissance avec l’émergence du « Cogito ergo sum » cartésien. Les détracteurs ont critiqué Descartes pour avoir substantialité le sujet comme les anciens dualistes du corps et de l’âme. Là n’est pas la question. Une fois que le concept de sujet a été donné, il en découle que mes représentations sont le produit d’un esprit pensant. Et cet esprit est même complice avec les extrapolations les plus absurdes. Je peux penser qu’un malin génie conditionne mon esprit dans un monde d’apparence mais celui qui se trompe c’est moi. Par conséquent, je ne peux dire que mes pensées soient celles d’un autre, puisque je suis partout, même dans mes rêves les plus fous, l’unité distincte de leur conscience. Par définition, en quoi le sujet sera-t-il sujet s’il ne pense pas et s’il n’est pas conscient de sa pensée ? La conscience, comme le dit Alain, « suppose réflexion et division. La conscience n’est pas immédiate. Je pense et puis je pense que je pense, par quoi je distingue Sujet et Objet, Moi et le monde, Moi et ma sensation, Moi et mon sentiment, Moi et mon idée ».

B. Le sujet a une place centrale dans les préceptes moraux

Nous pouvons transposer ce rôle du sujet dans l’étude de la conscience vers le domaine de la morale. En droit, il ne faut pas distinguer le sujet porteur d’attribut et le sujet auteur de ces attributs, car ce serait un manque total d’irresponsabilité. Comment représenter l’idée d’un sujet qui ne serait pas « maître chez soi » comme l’exprime la célèbre expression de Freud, si ce n’est la porte ouverte à toute sorte d’excuses pour les consciences faibles ? En d’autres termes, affirmer que le sujet ne serait pas maître de ses pensées peut renvoyer à la même lâcheté morale. Certes, notre vie psychique n’est pas toujours transparente pour nous-mêmes. Mais nous n’avons pas le droit de prétexter que nos pensées nous sont étrangères lorsque nous avons été incorrects dans nos actes. Hegel, dans sa propédeutique philosophique, souligne bien l’importance de la responsabilité. « Attribuer à un homme la responsabilité d’une conduite, c’est ce qu’on appelle lui imputer cette conduite. A des enfants qui sont encore dans l’état de nature, on ne peut encore imputer aucune conduite ; ils ne sont pas encore responsables ». C’est dans cette perspective que le sens du mot conscience est considéré à la fois dans le domaine psychique et dans le domaine moral. En tout cas, la réalité de la conscience est déjà éclairée par la lumière de la raison, du coup il n’est pas légitime d’imputer des origines obscures à la pensée.

Se questionner sur l’origine de la pensée revient à douter sur notre identité, le je. Saisie dans ses manifestations concrètes, la pensée n’est pas en mesure de suivre la spontanéité du corps, ce dernier étant plus ouvert à recevoir et à réagir face à son environnement. Le sujet, supposé essentiellement comme esprit, n’a donc pas l’emprise sur les phénomènes corporels qui précèdent la formation d’une pensée. Nous ne sommes donc pas l’auteur conscient de nos premières pensées. Mais à quoi servirait le sujet s’il se dispense de son rôle principal qui est de penser ? Étant donné l’absurdité d’une existence autonome et indépendante du sujet au corps, il en est de même pour la pensée, si nous nous aventurons à lui attribuer une origine transcendantale. Pour bien asseoir l’origine humaine de la pensée, la morale a inséré dans son lexique le mot « conscience », afin de mettre en avant l’idée selon laquelle le sujet est capable de penser par le biais de la conscience. Face aux sens multiples que détient le mot sujet, toutes les pensées sont-elles légitimes et acceptables ?

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