Suis-je l’esclave de mes désirs ?

Dans sa conception courante, le désir est la soif d’un objet qui nous promet une certaine jouissance. Très souvent, il est confondu au besoin lorsque son intensité atteint un certain degré. J’ai « besoin » de boire une telle marque de boissons artificielles que je sais pertinemment nuisible à mon organisme, j’ai besoin de finir ce niveau de jeu virtuel malgré mon manque de sommeil. Pourtant si je possède une certaine connaissance de mes désirs, et une volonté de les accomplir, n’ai-je pas une certaine liberté vis-à-vis d’eux ? Ma réponse serait évidemment affirmative s’il s’agissait d’une autre disposition du corps ou de l’esprit qui n’était pas aussi oppressante et imposante que le désir. Et pourtant, l’objet de mes désirs n’est pas neutre : je crois personnellement désirer une telle voiture, une telle maison, une telle famille, conformément à ce que mon entourage me suggère. Suis-je alors complice des désirs qu’autrui me fait miroiter, en échange d’une certaine reconnaissance de sa part ? D’un côté, j’ai le sentiment que mes désirs sont formulés de par mon intériorité, donc « je ne désire que ce que je veux ». Mais d’un autre côté, je sais pertinemment que « je ne désire que ce dont j’ai besoin », d’où la ruse tapissée au sein d’une société de consommation.

I. Les désirs ont une emprise sur ma pensée et mes actes

1. L’’objet du désir est aveuglant

Tout d’abord, nous pouvons affirmer que l’objet du désir peut dégager un charme captivant, à un point tel qu’il nous aveugle et fixe toute notre attention dans sa quête. Il n’est pas rare que l’on confonde désir et besoin. L’expression « avoir soif de » est couramment utilisée dans le langage quotidien pour désigner un désir ardent, qui se revêt plutôt une connotation spirituelle. On a soif de pouvoir, de Dieu, d’amour. Ces « soifs » sont au service des actions les plus vertueuses, mais aussi des plus vicieux. La plupart du temps, le jugement moral de nos actes intervient après coup, ce qui signifie que je n’ai pas de contrôle sur ce que je fais lorsque les passions sont trop fortes. « L’homme est plus capable de vaincre les obstacles naturels que de se maîtriser lui-même. Dans le premier cas, il procède avec calme et patience, dans l’autre il subit l’entraînement des passions », disait Cournot. Dans les extrémismes qu’on a rencontrés au cours de l’histoire, le désir peut nous entraîner à détester nos semblables jusqu’à les exterminer. Les bourreaux des juifs de la Shoah étaient des hommes de corps et d’esprit comme nous, mais leur désir aveuglant de suprématie raciale a complètement mis au silence leur conscience morale.

2. On ne peut pas ne pas désirer

D’une manière plus concrète, le désir a ce caractère d’être omniprésent dans les moindres aspects de l’existence humaine. Comment se fait-il que suite à la satisfaction d’un désir, on désire autre chose et en quantité plus importante ? Peut-on même parler de satisfaction quand la confrontation avec l’objet de notre désir est par la suite incapable d’assouvir de nos fantasmes ? À chaque attente d’un objet que l’on n’obtient pas de suite, notre imagination idéalise davantage cet objet absent. Cela suppose que l’objet du désir n’est pas alors déterminé par la nature de l’objet en elle-même, mais alimenté par les prouesses de l’imagination. Comme disait Sartre dans l’Être et le Néant, « C’est qu’on ne désire pas une femme en se tenant tout entier hors du désir, le désir me compromet ; je suis complice de mon désir ». Par ailleurs, la science contribue largement à fournir des moyens pour combler les désirs humains. Mais si le bonheur était aussi clair à notre horizon que le bout d’un chemin, il suffirait d’accélérer nos pas et de le saisir. Or, on remarque souvent qu’au bout de cet horizon il y a une autre voie, ou que l’endroit qu’on a quitté nous manque ou qu’on a raté quelque chose en chemin.
Mais alors le fait qu’on ne peut pas ne pas désirer condamne-t-il nécessairement notre liberté ? En effet, le désir est une force qui anime notre être, donc la maîtriser relève également du déploiement de notre force intérieur.

II. On peut maitriser le désir

1. Le désir peut être une force de libération

Tout d’abord, si le désir peut être une force de domination, alors il peut être canalisé en tant que force de libération. Il faut rappeler que l’assouvissement ou la répression du désir ne fait pas intervenir la force physique, mais plutôt la force mentale. C’est pourquoi Hegel affirmait dans Leçons sur la philosophie de l’histoire : « La passion, c’est tout d’abord le côté subjectif, en ce sens formel de l’énergie, de la volonté et de l’activité, le contenu ou le but en restant encore indéterminé ; il en va ainsi de la conviction personnelle, de la pensée personnelle, et de la conscience personnelle ». Et pour preuve, il y a certains désirs qui sont assimilés à des besoins naturels du corps, mais qui sont pourtant sous l’emprise de notre volonté. Nous désirons réussir le Bac, et pour cela il nous faut de la discipline. La force du désir nous apprend la patience. A l’extrême, le désir est si puissant qu’il peut résister jusqu’à l’arrêt de notre organisme, les martyrs de toute sorte en fournissent des exemples concrets. Mais aussi, les passions qui sont une forme plus poussée du désir avec une conviction idéologique à la base, donnent lieu à des œuvres gigantesques. La technique, auparavant considérée comme un simple outil de survie, devient maintenant l’appui de nos fantasmes prométhéens. C’est parce que nous désirons connaitre l’au-delà des cieux que nous nous libérons progressivement de la gravité et pouvons voyager dans l’espace.

2. On peut être autonome face au désir

Il faut enfin remarquer que si le désir peut appuyer la volonté, ces deux notions peuvent se manifester ne manière indépendante. En effet, la volonté détient une place transcendantale. Rappelons que le désir ne se réduit pas à un simple besoin naturel, car nombreuses sont les exigences artificielles qui la nourrissent. Mais malgré cela, je ne peux pas ne pas être conscient que j’ai affaire à des besoins artificiels (si on a été informé des enjeux, si on est conscient en acte, ou si on a fait l’épreuve des conséquences). Dans Discours sur les passions et l’amour, Pascal disait : « A mesure que l’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes, parce que les passions n’étant que des sentiments et des pensées, qui appartiennent purement à l’esprit ». Dans ce cas, ils sont contrôlables par la volonté et je ferais preuve de mauvaise foi si j’étais rationnellement convaincu qu’un acte est injuste et que je m’autorisais quand même à l’accomplir. Quand on dit qu’on ne peut pas faire autrement, car on est dominé par notre passion, ou que l’on ne comprend pas nos gestes, ce n’est pas un manque de volonté, mais un manque de jugements et d’introspection. La volonté n’a donc pas su orienter le désir vers la connaissance de soi. Comment le psychanalyste aurait-il pu arriver à déchiffrer nos comportements si le patient n’avait pas fait un recul pour bien user de sa raison par sa propre volonté ? Le progrès de nos sciences humaines et la récurrence des thèmes humanistes attestent le fait que l’homme est capable d’orienter son désir avec plus de responsabilité et de conscience.

En s’interrogeant sur notre position vis-à-vis du désir, notre réflexion nous a menés vers une comparaison entre passion et besoin, induisant par la suite, d’une part la nécessité des besoins, et d’autre part la liberté des passions. Tout d’abord, l’objet du désir s’impose à nous et parfois de manière irrationnelle. L’idée de désir est confondue avec celle de besoin alors qu’elle sous-tend en fait nos passions, des tendances qui peuvent être au service du pire comme du meilleur de notre humanité. Essentiellement, le désir est une force qui se déploie continuellement au gré de notre imagination et anime intérieurement nos intentions. Étant une énergie spirituelle, il peut nous pousser à résister voire à dépasser nos contraintes naturelles. Ainsi, le désir est toujours canalisé par la volonté, quelle que soit sa prétendue force. Être esclave des désirs signifie alors ne pas avoir assez de volonté pour guider notre propre destinée, chose qui arrive maintes fois chez l’individu

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